« Bois ! » dit Colin.
Ils burent. La lueur restait sur leurs lèvres. Colin ralluma. Il paraissait hésiter à rester debout.
« Une fois n’est pas coutume, dit-il. Je crois qu’on peut finir la bouteille.
– Si on coupait le gâteau ? » dit Chick.
Colin saisit un couteau d’argent et se mit à tracer une spirale sur la blancheur polie du gâteau. Il s’arrêta soudain, et regarda son œuvre avec surprise.
« Je vais essayer quelque chose », dit-il.
Il prit une feuille de houx au bouquet de la table et saisit le gâteau d’une main. Le faisant tourner rapidement sur le bout du doigt, il plaça, de l’autre main, une des pointes du houx dans la spirale.
« Écoute !… » dit-il.
Chick écouta. C’était Chloé, dans l’arrangement de Duke Ellington.
Chick regarda Colin. Il était tout pâle.
Chick lui prit le couteau des mains et le planta d’un geste ferme dans le gâteau. Il le fendit en deux, et, dans le gâteau, il y avait un nouvel article de Partre pour Chick et un rendez-vous avec Chloé pour Colin.
XIII
Colin, debout au coin de la place, attendait Chloé. La place était ronde et il y avait une église, des pigeons, un square, des bancs, et, devant, des autos et des autobus, sur du macadam. Le soleil aussi attendait Chloé, mais lui pouvait s’amuser à faire des ombres, à faire germer des graines de haricot sauvage dans les interstices adéquats, à pousser des volets et rendre honteux un réverbère allumé pour raison d’inconscience de la part d’un Cépédéiste.
Colin roulait le bord de ses gants et préparait sa première phrase. Celle-ci se modifiait de plus en plus rapidement à mesure qu’approchait l’heure. Il ne savait pas que faire avec Chloé. Peut-être l’emmener dans un salon de thé, mais l’atmosphère y est, d’ordinaire, plutôt déprimante, et les dames goinfres de quarante ans qui mangent sept gâteaux à la crème en détachant le petit doigt, il n’aimait pas ça. Il ne concevait la goinfrerie que pour les hommes, chez qui elle prend tout son sens sans leur enlever leur dignité naturelle. Pas au cinéma, elle n’acceptera pas. Pas au députodrome, elle n’aimera pas ça. Pas aux courses de veaux, elle aura peur. Pas à l’hôpital Saint-Louis, c’est défendu. Pas au musée du Louvre, il y a des satyres derrière les chérubins assyriens. Pas à la gare Saint-Lazare, il n’y a plus que des brouettes et pas un seul train.
« Bonjour !… »
Chloé était arrivée par-derrière. Il retira vite son gant, s’empêtra dedans, se donna un grand coup de poing dans le nez, fit « Ouille !… » et lui serra la main. Elle riait.
« Vous avez l’air bien embarrassé ! »
Un manteau de fourrure à longs poils, de la couleur de ses cheveux, et une toque en fourrure aussi, et de petites bottes courtes à revers de fourrure.
Elle prit Colin par le bras.
« Offrez-moi le bras. Vous n’êtes pas dégourdi, aujourd’hui !…
– Ça allait mieux la dernière fois », avoua Colin.
Elle rit encore, et le regarda et rit de nouveau encore mieux.
« Vous vous moquez de moi, dit Colin, piteux. C’est pas charitable.
– Vous êtes content de me voir ? dit Chloé.
– Oui !… » dit Colin.
Ils marchaient, suivant le premier trottoir venu. Un petit nuage rose descendait de l’air et s’approchait d’eux.
« J’y vais ! proposa-t-il.
– Vas-y », dit Colin.
Et le nuage les enveloppa. À l’intérieur, il faisait chaud et ça sentait le sucre à la cannelle.
« On ne nous voit plus ! dit Colin… Mais nous, on les voit !…
– C’est un peu transparent, dit Chloé. Méfiez-vous.
– Ça ne fait rien, on se sent mieux tout de même, dit Colin. Que voulez-vous faire ?…
– Juste se promener… Ça vous ennuie ?
– Dites-moi des choses, alors…
– Je ne sais pas de choses assez bien, dit Chloé. On peut regarder les vitrines. Regardez celle-ci !… C’est intéressant. »
Dans la vitrine, une jolie femme reposait sur un matelas à ressort. Sa poitrine était nue, et un appareil lui brossait les seins vers le haut, avec de longues brosses soyeuses en poil blanc et fin. La pancarte portait : Économisez vos chaussures avec l’Antipode du Révérend Charles.
« C’est une bonne idée, dit Chloé.
– Mais ça n’a aucun rapport !… dit Colin. C’est bien plus agréable avec la main. »
Chloé rougit.
« Ne dites pas des choses comme ça. Je n’aime pas les garçons qui disent des horreurs devant les jeunes filles.
– Je suis désolé… dit Colin, je ne voulais pas… »
Il avait l’air si désolé qu’elle sourit et le secoua un peu pour lui montrer qu’elle n’était pas fâchée.
Dans une autre vitrine, un gros homme avec un tablier de boucher égorgeait de petits enfants. C’était une vitrine de propagande pour l’Assistance publique.
« Voilà où passe l’argent, dit Colin. Ça doit leur coûter horriblement cher de nettoyer ça tous les soirs.
– Ils ne sont pas vrais !… dit Chloé alarmée.
– Comment peut-on savoir ? dit Colin. Ils les ont pour rien à l’Assistance publique…
– Je n’aime pas ça, dit Chloé. Avant, on ne voyait pas de vitrines de propagande comme ça. Je ne trouve pas que ce soit un progrès.
– Ça n’a pas d’importance, dit Colin. Ça n’agit que sur ceux qui croient à ces imbécillités.
– Et ça ?… » dit Chloé.
Dans la vitrine, c’était un ventre, monté sur des roues caoutchoutées, bien rond et bien rebondi. Sur l’annonce, on pouvait lire : Le vôtre ne fera pas de plis non plus si vous le repassez avec le Fer Électrique.
« Mais je le connais !… dit Colin. C’est le ventre de Serge, mon ancien cuisinier !… Qu’est-ce qu’il peut faire là ?
– Ça ne fait rien, dit Chloé. Vous n’allez pas épiloguer sur ce ventre. Il est bien trop gros, d’ailleurs…
– C’est qu’il savait faire la cuisine !…
– Allons-nous-en, dit Chloé. Je ne veux plus voir de vitrines, ça me déplaît.
– Qu’est-ce qu’on va faire ? dit Colin. On va prendre le thé quelque part ?
– Oh !… Ce n’est pas l’heure… et puis, je n’aime pas beaucoup ça. »
Colin respira, soulagé, et ses bretelles craquèrent.
« Qu’est-ce qui a fait ce bruit ?
– J’ai marché sur une branche morte, expliqua Colin en rougissant.
– Si nous allions nous promener au Bois ? » dit Chloé.
Colin la regarda, ravi.
« C’est une très bonne idée. Il n’y aura personne. »
Chloé rougit.
« Ce n’est pas pour ça. D’ailleurs, ajouta-t-elle pour se venger, nous ne quitterons pas les grandes allées, autrement, on se mouille les pieds. »
Il serra un peu le bras qu’il sentait sous le sien.
« On va prendre le souterrain », dit-il.
Le souterrain était bordé des deux côtés par une rangée de volières de grandes dimensions, où les Arrangeurs Urbains entreposaient les pigeons-de-rechange pour les Squares et les Monuments. Il y avait aussi des pépinières de moineaux et des pépiements de petits moineaux. Les gens ne descendaient pas souvent dedans parce que les ailes de tous ces oiseaux faisaient un courant d’air terrible où volaient de minuscules plumes blanches et bleues.
« Ils ne s’arrêtent jamais de remuer ? dit Chloé en assujettissant sa toque pour éviter qu’elle ne s’envole.
– Ce ne sont pas les mêmes tout le temps », dit Colin.
Il luttait avec les pans de son pardessus.
« Dépêchons-nous de dépasser les pigeons, les moineaux font moins de vent », dit Chloé en se serrant contre Colin.
Ils se hâtèrent et sortirent de la zone dangereuse. Le petit nuage ne les avait pas suivis. Il s’était acheminé par le raccourci et les attendait déjà à l’autre extrémité.