La voyante lâcha les mains d’Alice et se leva.
— Rentre chez toi et oublie tout ce que je t’ai dit ; c’est moi qui suis désolée. La vérité c’est que je ne suis qu’une vieille folle qui divague et s’amuse de la faiblesse des gens. À force de vouloir prédire l’avenir, je finis par me prendre à mon jeu. Vis ta vie sans aucune inquiétude. Tu es jolie femme, pas besoin d’être voyante pour te prédire que tu rencontreras homme à ton goût, quoi qu’il arrive.
La voyante avança vers la porte de sa bicoque, mais Alice ne bougea pas.
— Je vous trouvais plus sincère tout à l’heure. D’accord, jouons le jeu, dit Alice. Après tout, rien ne m’empêche de considérer qu’il s’agit là d’un jeu. Imaginons que je prenne au sérieux vos prédictions, par où devrais-je commencer ?
— Tu es fatigante, ma chérie. Une fois pour toutes, je ne t’ai rien prédit. Je dis ce qui me passe par la tête, alors inutile de perdre ton temps. Une veille de Noël, tu n’as pas mieux à faire ?
— Inutile aussi de vous dénigrer pour que je vous fiche la paix, je vous promets de partir dès que vous m’aurez répondu.
La voyante regarda une petite icône byzantine accrochée à la porte de sa roulotte, elle caressa le visage presque effacé d’un saint et se retourna vers Alice, l’air encore plus grave.
— À Istanbul, tu rencontreras quelqu’un qui te guidera vers la prochaine étape. Mais n’oublie jamais : si tu poursuis cette quête jusqu’à son terme, la réalité que tu connais n’y survivra pas. Maintenant, laisse-moi, je suis épuisée.
La voyante ouvrit la porte, l’air froid de l’hiver s’engouffra dans la roulotte. Alice resserra son manteau, sortit un porte-monnaie de sa poche, mais la voyante refusa son argent. Alice noua son écharpe autour du cou et salua la vieille dame.
La coursive était déserte, les lampions s’agitaient au vent, composant dans leurs tintements une étrange mélodie.
Un phare de voiture clignota en face d’elle. Daldry lui faisait de grands gestes derrière le pare-brise de son Austin. Elle courut vers lui, transie.
*
— Je commençais à m’inquiéter. Je me suis demandé cent fois si je devais venir vous chercher. Impossible de vous attendre dehors avec un froid pareil, se plaignit Daldry.
— Je crois que nous allons devoir rouler de nuit, dit Alice en regardant le ciel.
— Vous êtes restée un sacré moment dans cette bicoque, ajouta Daldry en lançant le moteur de l’Austin.
— Je n’ai pas vu le temps passer.
— Moi si. J’espère que cela en valait la peine.
Alice récupéra la carte routière sur la banquette arrière et la posa sur ses genoux. Daldry lui fit remarquer que, pour rentrer à Londres, il était désormais préférable de la tenir dans l’autre sens. Il accéléra et la voiture chassa de l’arrière.
— C’est une drôle de façon de vous faire passer le soir de Noël, n’est-ce pas ? dit Alice en s’excusant presque.
— Bien plus drôle que de m’ennuyer devant mon poste de radio. Et puis si la route n’est pas trop difficile, il sera toujours temps de dîner en arrivant. Minuit est encore loin.
— Londres aussi, je le crains, soupira Alice.
— Vous allez me faire languir longtemps ? Est-ce que cet entretien fut concluant ? Êtes-vous désormais délivrée des inquiétudes suscitées par cette femme ?
— Pas vraiment, répondit Alice.
Daldry entrouvrit sa vitre.
— Cela vous dérangerait si j’allumais une cigarette ?
— Pas si vous m’en offrez une.
— Vous fumez ?
— Non, répondit Alice, mais ce soir, pourquoi pas ?
Daldry sortit un paquet d’Embassy de la poche de son imperméable.
— Tenez-moi ce volant, dit-il à Alice. Vous savez conduire ?
— Non plus, répondit-elle en se penchant pour agripper le volant pendant que Daldry glissait deux cigarettes entre ses lèvres.
— Essayez de garder les roues dans l’axe de la route.
Il alluma son briquet, corrigea de sa main libre la trajectoire de l’Austin qui déviait vers le bas-côté et tendit une cigarette à Alice.
— Donc, nous avons fait chou blanc, dit-il, et vous semblez encore plus troublée qu’hier.
— Je crois que j’accorde trop d’importance aux propos de cette voyante. La fatigue, sans doute. Je n’ai pas assez dormi ces derniers temps, je suis épuisée. Cette femme est plus folle que je ne l’avais imaginé.
À la première bouffée de cigarette inhalée, Alice toussa. Daldry la lui ôta des doigts et la jeta dehors.
— Alors reposez-vous. Je vous réveillerai lorsque nous serons arrivés.
Alice posa sa tête contre la vitre, elle sentit ses paupières s’alourdir.
Daldry la regarda dormir un instant, puis se concentra sur la route.
*
L’Austin se rangea le long du trottoir, Daldry coupa le moteur et se demanda comment réveiller Alice. S’il lui parlait, elle sursauterait, poser une main sur son épaule manquerait de convenance, un toussotement ferait peut-être l’affaire, mais si elle avait ignoré les grincements de la suspension pendant tout le trajet, il faudrait tousser drôlement fort pour la tirer de son sommeil.
— Nous allons mourir de froid si nous passons la nuit ici, chuchota-t-elle en ouvrant un œil.
Pour le coup, ce fut Daldry qui sursauta.
Arrivés à leur étage, Daldry et Alice restèrent un instant à ne savoir ni l’un ni l’autre ce qu’il convenait de dire. Alice prit les devants.
— Il n’est que onze heures finalement.
— Vous avez raison, répondit Daldry, onze heures à peine passées.
— Qu’avez-vous acheté au marché ce matin ? demanda Alice.
— Du jambon, un pot de Piccalilli, des haricots rouges et un morceau de chester, et vous ?
— Des œufs, du bacon, de la brioche, du miel.
— Un véritable festin ! s’exclama Daldry. Je meurs de faim.
— Vous m’avez invitée à prendre un petit déjeuner, je vous ai coûté une fortune en essence, et je ne vous ai même pas encore remercié. Je vous dois une invitation.
— Ce sera avec un grand plaisir, je suis libre toute la semaine.
— Ethan, je parlais de ce soir !
— Ça tombe bien, je suis libre aussi ce soir.
— Je m’en doutais un peu.
— Je reconnais qu’il serait idiot de fêter Noël chacun de son côté du mur.
— Alors je vais nous préparer une omelette.
— C’est une merveilleuse idée, dit Daldry, je dépose cet imperméable chez moi et je reviens sonner à votre porte.
Alice alluma le réchaud, poussa la malle au milieu de la pièce, installa deux gros coussins de chaque côté, la recouvrit d’une nappe et mit le couvert pour deux. Puis elle grimpa sur son lit, ouvrit la verrière et récupéra la boîte d’œufs et le beurre qu’elle conservait sur le toit, à la fraîcheur de l’hiver.
Daldry frappa quelques instants plus tard. Il entra dans la pièce, en veston et pantalon de flanelle, son cabas à la main.
— À défaut de fleurs, impossible d’en trouver à cette heure, je vous ai apporté tout ce que j’avais acheté au marché ce matin ; avec l’omelette, ce sera délicieux.
Daldry sortit une bouteille de vin de son cabas et un tire-bouchon de sa poche.
— C’est quand même Noël, nous n’allions pas rester à l’eau.
Au cours du dîner, Daldry raconta à Alice quelques souvenirs de son enfance. Il lui parla du rapport impossible qu’il entretenait avec les siens, de la souffrance de sa mère qui, mariage de raison oblige, avait épousé un homme ne partageant ni ses goûts ni sa vision des choses, et encore moins sa finesse d’esprit, de son frère aîné, dépourvu de poésie mais pas d’ambition, et qui avait tout fait pour l’éloigner de sa famille, trop heureux à la perspective d’être le seul héritier de l’affaire de leur père. Maintes fois, il demanda à Alice s’il ne l’ennuyait pas, et chaque fois Alice l’assura du contraire, elle trouvait ce portrait de famille fascinant.