— Et vous, demanda-t-il, comment fut votre enfance ?
— Joyeuse, répondit Alice. Je suis fille unique, je ne vous dirai pas qu’un frère ou une sœur ne m’ait pas terriblement manqué, car cela m’a terriblement manqué, mais j’ai bénéficié de toute l’attention de mes parents.
— Et quel était le métier de votre père ? demanda Daldry.
— Il était pharmacien, et chercheur à ses heures. Passionné par les vertus des plantes médicinales, il en faisait venir des quatre coins du monde. Ma mère travaillait avec lui, ils s’étaient rencontrés sur les bancs de la faculté. Nous ne dormions pas sur des matelas cousus d’or, mais la pharmacie était prospère. Mes parents s’aimaient et l’on riait beaucoup à la maison.
— Vous avez eu de la chance.
— Oui, je le reconnais et, en même temps, être témoin de tant d’amour vous fait aspirer à un idéal difficile à atteindre.
Alice se leva et emporta les assiettes vers l’évier. Daldry débarrassa les restes de leur repas et la rejoignit. Il s’arrêta devant la table de travail et examina les petits pots en terre cuite d’où dépassaient de longues tiges de papier, et la multitude de flacons rangés par groupes sur l’étagère.
— À droite ce sont des absolus, on les obtient à partir de concrètes ou de résinoïdes. Au milieu ce sont des accords sur lesquels je travaille.
— Vous êtes chimiste, comme votre père ? demanda Daldry, étonné.
— Les absolus sont des essences, les concrètes sont obtenues après avoir extrait les principes odorants de certaines matières premières d’origine végétale, comme la rose, le jasmin ou le lilas. Quant à cette table qui semble tant vous intriguer, on appelle cela un orgue. Parfumeurs et musiciens ont beaucoup de vocabulaire en commun, nous aussi parlons de notes et d’accords. Mon père était pharmacien, moi je suis ce que l’on appelle un nez. J’essaie de créer des compositions, de nouvelles fragrances.
— C’est très original comme métier ! Et vous en avez déjà inventé ? Je veux dire, des parfums que l’on achète dans le commerce ? quelque chose que je connaisse ?
— Oui, cela m’est arrivé, répondit Alice, un rire dans la voix. Cela reste encore assez confidentiel, mais on peut trouver l’une ou l’autre de mes créations dans les vitrines de certains parfumeurs de Londres.
— Cela doit être merveilleux de voir son travail exposé. Un homme a peut-être réussi à séduire une femme grâce au parfum qu’il portait et que vous avez créé.
Cette fois, Alice laissa échapper un rire franc.
— Je suis désolée de vous décevoir, je n’ai jusqu’à ce jour réalisé que des concentrés féminins, mais vous me donnez une idée. Je devrais chercher une note poivrée, une touche boisée, masculine, un cèdre ou un vétiver. Je vais y réfléchir.
Alice découpa deux tranches de brioche.
— Goûtons à ce dessert et, ensuite, je vous laisserai partir. Je passe une excellente soirée, mais je tombe de sommeil.
— Moi aussi, dit Daldry en bâillant, il a beaucoup neigé sur la route du retour et j’ai dû redoubler de vigilance.
— Merci, souffla Alice en posant une tranche de brioche devant Daldry.
— C’est moi qui vous remercie, je n’ai pas mangé de brioche depuis très longtemps.
— Merci de m’avoir accompagnée jusqu’à Brighton, c’était très généreux de votre part.
Daldry leva les yeux vers la verrière.
— La lumière dans cette pièce doit être extraordinaire pendant la journée.
— Elle l’est, je vous inviterai un jour à prendre le thé, vous pourrez le constater par vous-même.
Les dernières miettes de brioche avalées, Daldry se leva, et Alice le raccompagna jusqu’à la porte.
— Je ne vais pas très loin, dit-il en s’engageant sur le palier.
— Non, en effet.
— Joyeux Noël, mademoiselle Pendelbury.
— Joyeux Noël, monsieur Daldry.
3.
La verrière était recouverte d’une fine pellicule soyeuse, la neige avait gagné la ville. Alice se dressa sur son lit, tentant de regarder au-dehors. Elle souleva un pan de la vitre et le referma aussitôt, glacée par le froid.
Les yeux encore embués de sommeil, elle tituba jusqu’à son réchaud et mit la bouilloire sur la flamme. Daldry avait eu la générosité de laisser sa boîte d’allumettes sur l’étagère. Elle sourit en repensant à la soirée de la veille.
Alice n’avait pas envie de se mettre au travail. Un jour de Noël, à défaut de famille à visiter, elle irait se promener au parc.
Chaudement vêtue, elle quitta son appartement sur la pointe des pieds. La maison victorienne était silencieuse, Daldry devait probablement encore dormir.
La rue était d’un blanc immaculé et cette vision l’enchanta. La neige a ce pouvoir de recouvrir toutes les salissures de la ville et même les quartiers les plus tristes trouvent une certaine beauté au creux de l’hiver.
Un tramway approchait, Alice courut vers le carrefour, grimpa à bord, acheta son billet auprès du machiniste et s’assit sur une banquette au fond de la rame.
Une demi-heure plus tard, elle entra dans Hyde Park par Queen’s Gate et remonta l’allée diagonale vers Kensington Palace. Elle s’arrêta devant le petit lac. Les canards glissaient sur l’eau sombre, venant vers elle dans l’espoir de recevoir un peu de nourriture. Alice regretta de n’avoir rien à leur offrir. De l’autre côté du lac, un homme assis sur un banc lui fit un signe de la main. Il se leva. Ses gestes de plus en plus amples l’invitaient à venir le rejoindre. Les canards se détournèrent d’Alice et firent demi-tour, filant à toute vitesse vers l’inconnu. Alice longea la berge, elle s’approcha de l’homme qui s’était accroupi pour donner à manger aux palmipèdes.
— Daldry ? Quelle surprise de vous trouver ici, vous me suiviez ?
— Ce qui est surprenant, c’est qu’un inconnu vous sollicite et que vous couriez à sa rencontre. J’étais ici avant vous, comment aurais-je pu vous suivre ?
— Que faites-vous là ? demanda Alice.
— Le Noël des canards, vous l’aviez oublié ? En sortant prendre l’air, j’ai retrouvé dans la poche de mon manteau le pain que nous avions chipé au pub, alors je me suis dit, quitte à me promener, autant venir nourrir les canards. Et vous, qu’est-ce qui vous amène ici ?
— C’est un endroit que j’aime.
Daldry brisa deux bouts de pain et en partagea les morceaux avec Alice.
— Ainsi, dit Daldry, notre petite escapade n’aura pas servi à grand-chose.
Alice ne répondit pas, occupée à nourrir un canard.
— Je vous ai encore entendue faire les cent pas durant une bonne partie de la nuit. Vous n’avez pas réussi à trouver le sommeil ? Vous étiez pourtant fatiguée.
— Je me suis endormie et réveillée peu de temps après. Un cauchemar, pour ne pas dire plusieurs.
Daldry avait donné tout son pain, Alice aussi, il se redressa et lui tendit la main pour l’aider à se relever.
— Pourquoi ne pas me dire ce que cette voyante vous a révélé hier ?
Il n’y avait pas grand monde dans les allées enneigées de Hyde Park. Alice fit le compte rendu fidèle de sa conversation avec la voyante, évoquant même le moment où celle-ci s’était accusée de n’être qu’imposture.