Alice s’était assoupie. Carol prit la couverture au pied du fauteuil et l’étendit sur le lit.
— Dors, ma belle, chuchota-telle, je suis une peau de vache, jalouse, mais tu es ma meilleure amie et je t’aime comme une sœur. Je repasserai te voir demain à la fin de ma garde. Tu vas guérir vite.
Carol mit son manteau et s’en alla sur la pointe des pieds. Elle croisa Daldry sur le palier, il sortait faire des courses. Ils descendirent ensemble. Une fois dans la rue, Carol se tourna vers lui.
— Elle sera bientôt remise, dit-elle.
— Heureuse nouvelle.
— C’est gentil à vous de vous être occupé d’elle ainsi.
— C’était la moindre des choses, répondit-il, entre voisins…
— Au revoir, monsieur Daldry.
— Une dernière chose, mademoiselle. Même si cela ne vous regarde pas, sachez, pour votre gouverne, qu’elle n’est pas non plus mon type de femme, mais alors pas du tout !
Et Daldry s’éclipsa sans saluer Carol.
4.
La semaine passa, interminable. Alice n’avait plus de fièvre, mais elle était incapable de se remettre au travail, elle sentait à peine le goût des aliments. Daldry ne s’était plus manifesté. Alice avait frappé plusieurs fois à sa porte, l’appartement de son voisin restait invariablement silencieux.
Carol lui avait rendu visite entre chacune de ses gardes, lui apportant des provisions et les journaux qu’elle chapardait dans la salle d’attente de l’hôpital. Un soir, elle était même restée dormir, trop épuisée pour traverser dans le froid de l’hiver les trois rues qui la séparaient de chez elle.
Carol avait partagé le lit d’Alice, et avait secoué son amie de toutes ses forces au milieu de la nuit, pour la réveiller d’un cauchemar qui occupait désormais presque tous ses sommeils.
Samedi, alors qu’Alice se réjouissait de se retrouver à sa table de travail, elle entendit des pas sur le palier. Elle repoussa son fauteuil et se précipita à la porte. Daldry rentrait chez lui, une petite valise à la main.
— Bonjour Alice, dit-il sans se retourner.
Il fit tourner la clé dans la serrure et hésita avant d’entrer.
— Je suis désolé, je n’ai pas pu vous rendre visite, j’ai dû m’absenter quelques jours, ajouta-t-il, toujours le dos tourné.
— Vous n’avez pas à vous excuser, je m’inquiétais simplement de ne plus vous entendre.
— Je suis parti en voyage, j’aurais pu vous laisser un mot, mais je ne l’ai pas fait, dit-il le visage collé à sa porte.
— Pourquoi me tournez-vous le dos ? demanda Alice.
Daldry se retourna lentement, il avait une mine blafarde, une barbe de trois jours, les paupières cernées, les yeux rouges et humides.
— Ça ne va pas ? demanda Alice, inquiète.
— Si, moi ça va, répondit Daldry, mon père en revanche a eu la fâcheuse idée de ne pas se réveiller lundi dernier. Nous l’avons enterré il y a trois jours.
— Venez, dit Alice, je vais vous faire du thé.
Daldry abandonna sa valise et suivit sa voisine. Il se laissa choir dans le fauteuil, en grimaçant. Elle tira le tabouret et s’installa en face de lui.
Daldry contemplait la verrière, le regard perdu. Elle respecta son silence et resta ainsi presque une heure, sans dire un mot. Puis Daldry soupira et se leva.
— Merci, dit-il, c’était exactement ce dont j’avais besoin. Je vais rentrer chez moi maintenant, prendre une bonne douche et, hop, au lit.
— Juste avant le hop, venez dîner, je préparerai une omelette.
— Je n’ai pas très faim, répondit-il.
— Vous mangerez quand même, c’est nécessaire, répondit Alice.
Daldry revint un peu plus tard, il portait un pull à col roulé sur un pantalon de flanelle, les cheveux toujours en bataille et les yeux cernés.
— Pardonnez mon apparence, dit-il, je crains d’avoir oublié mon rasoir dans la demeure de mes parents et il est un peu tard pour en trouver un autre ce soir.
— La barbe vous va plutôt bien, répondit Alice en l’accueillant chez elle.
Ils dînèrent devant la malle, Alice avait ouvert une bouteille de gin. Daldry buvait volontiers, mais n’avait aucun appétit. Il se força à manger un peu d’omelette, par pure courtoisie.
— Je m’étais juré, dit-il au milieu d’un silence, d’aller un jour m’entretenir d’homme à homme avec lui. De lui expliquer que la vie que je menais était celle que j’avais choisie. Je n’avais jamais jugé la sienne, il y aurait pourtant eu tant à en dire, et j’attendais de lui qu’il fasse de même.
— Même s’il s’interdisait de vous le dire, je suis certaine qu’il vous admirait.
— Vous ne l’avez pas connu, soupira Daldry.
— Quoi que vous pensiez, vous étiez son fils.
— J’ai souffert de son absence pendant quarante ans, je m’y étais résolu. Et maintenant qu’il n’est plus là, étrangement, la douleur semble plus vive.
— Je sais, dit Alice à voix basse.
— Hier soir, je suis entré dans son bureau. Ma mère m’a surpris alors que je fouillais les tiroirs du secrétaire. Elle a pensé que je cherchais son testament, je lui ai répondu que je me moquais bien de ce qu’il pouvait me léguer, je laissais ce genre de préoccupations à mes frère et sœur. La seule chose que j’espérais trouver était un mot, une lettre qu’il m’aurait laissée. Ma mère m’a pris dans ses bras et m’a dit : « Mon pauvre chéri, il ne t’en a écrit aucune. » Je n’ai pas réussi à pleurer alors que son cercueil descendait en terre ; je n’avais pas pleuré depuis l’été de mes dix ans, lorsque je m’étais sérieusement ouvert le genou en tombant d’un arbre. Mais, ce matin, alors que la maison où j’ai grandi disparaissait dans mon rétroviseur, je n’ai pu retenir mes larmes. J’ai dû m’arrêter sur le bord de la route, je n’y voyais plus rien. Je me suis senti si ridicule dans mon automobile à pleurer comme un gosse.
— Vous étiez redevenu un enfant, Daldry, vous veniez d’enterrer votre père.
— C’est drôle, voyez-vous, si j’avais été pianiste, il en aurait peut-être tiré une certaine fierté, peut-être même serait-il venu m’écouter jouer. Mais la peinture ne l’intéressait pas. Pour lui, ce n’était pas un métier, au mieux un passe-temps. Enfin, sa mort m’aura donné l’occasion de revoir ma famille au grand complet.
— Vous devriez peindre son portrait, retourner dans votre maison et l’accrocher en bonne place, dans son bureau par exemple. Je suis certaine que, d’où il est, il en serait bouleversé.
Daldry éclata de rire.
— Quelle horrible idée ! Je ne suis pas assez cruel pour faire un coup aussi vachard à ma mère. Trêve de pleurnicheries, j’ai suffisamment abusé de votre hospitalité. Votre omelette était délicieuse et votre gin, dont j’ai aussi un peu trop abusé, encore meilleur. Puisque vous êtes guérie, je vous donnerai une nouvelle leçon de conduite quand je serai, disons, en meilleure forme.
— Avec plaisir, répondit Alice.
Daldry salua sa voisine. Lui qui se tenait d’ordinaire si droit avait le dos un peu voûté, la démarche hésitante. Au milieu du palier, il se ravisa, fit demi-tour, entra à nouveau chez Alice, saisit la bouteille de gin et repartit chez lui.
Alice se coucha aussitôt après le départ de Daldry, elle était épuisée et le sommeil ne se fit pas attendre.
*
« Viens, lui souffle la voix, il faut partir d’ici. »