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Une porte s’ouvre sur la nuit, aucune lumière dans la ruelle, les lanterneaux sont éteints et les volets des maisons clos. Une femme lui tient la main et l’entraîne. Elles marchent ensemble, à pas feutrés, longent les trottoirs déserts, se faisant discrètes, veillant à ce qu’aucune ombre née d’un éclat de lune ne trahisse leur présence. Leur bagage ne pèse pas bien lourd. Une petite valise noire qui contient leurs maigres affaires. Elles arrivent en haut du grand escalier. De là, on voit la ville entière. Au loin, un grand feu empourpre le ciel. « C’est tout un quartier qui brûle, dit la voix. Ils sont devenus fous. Avançons. Là-bas, vous serez en sécurité, ils nous protégeront, j’en suis certaine. Viens, suis-moi, mon amour. »

Alice n’a jamais eu si peur. Ses pieds meurtris la font souffrir, elle ne porte pas de chaussures, impossible de les retrouver avec le désordre qui règne. Une silhouette apparaît dans l’embrasure d’une porte cochère. Un vieillard les regarde et leur fait signe de rebrousser chemin, il leur montre du doigt une barricade où de jeunes hommes en armes font le guet.

La femme hésite, se retourne, elle porte un bébé dans une écharpe nouée en bandoulière sur sa poitrine, elle lui caresse la tête, pour l’apaiser. La course folle reprend.

Dix petites marches creusées sur un chemin escarpé grimpent vers le sommet d’un talus. Elles dépassent une fontaine, l’eau calme a quelque chose de rassurant. Sur leur droite, une porte est entrouverte dans un long mur d’enceinte. La femme semble bien connaître ce lieu, Alice la suit. Elles traversent un jardin abandonné, les hautes herbes sont immobiles, les chardons griffent Alice aux mollets, comme pour la retenir. Elle pousse un cri et, aussitôt, l’étouffe.

Au fond d’un verger endormi, elle entrevoit la façade éventrée d’une église. Elles traversent l’abside. Tout n’est que ruines, les bancs brûlés sont renversés. Alice relève la tête et distingue sur les voûtes des mosaïques évoquant des histoires d’autres siècles, de temps lointains dont les traces s’effacent. Un peu plus loin, le visage terni d’un Christ semble la regarder. Une porte s’ouvre. Alice entre dans la seconde abside. Au centre se dresse un tombeau, immense et solitaire, recouvert de faïence. Elles le dépassent, silencieuses. Les voilà dans un ancien vestiaire. À l’odeur âcre des pierres brûlées se mêlent des senteurs de thym et de carvi. Alice ne connaît pas encore ces noms, mais elle reconnaît les odeurs, elles lui sont familières. Ces herbes poussaient à profusion sur un terrain vague derrière chez elle. Même ainsi mélangées dans le vent qui les fait voyager jusqu’à elle, elle arrive à les distinguer.

L’église calcinée n’est plus qu’un souvenir, la femme qui l’entraîne lui fait franchir une grille, elles courent maintenant dans une autre ruelle. Alice n’a plus de forces, ses jambes se dérobent, la main qui la retient se desserre et bientôt l’abandonne. Elle est assise sur les pavés, la femme s’éloigne, sans se retourner.

Une lourde pluie se met à ruisseler, Alice appelle à l’aide, mais le bruit de l’averse est trop fort et, bientôt, la silhouette disparaît. Alice reste seule, agenouillée, transie. Elle hurle, un cri long, presque une agonie.

*

Une pluie de grêlons ricochait sur la verrière. Haletante, Alice se redressa sur son lit, cherchant l’interrupteur de sa lampe de chevet. La lumière revenue, elle balaya la pièce du regard, observant un à un les objets qui lui étaient familiers.

Elle tapa des deux poings sur son lit, furieuse de s’être une fois de plus laissé entraîner dans ce même cauchemar qui la terrorise chaque nuit. Elle se leva, se rendit à sa table de travail, ouvrit la fenêtre qui donnait sur l’arrière de la maison et inspira à pleins poumons. L’appartement de Daldry était éclairé et la présence, même invisible, de son voisin la rassura. Demain elle irait voir Carol et lui demanderait conseil. Il devait bien exister un remède pour apaiser son sommeil. Une nuit qui ne soit pas hantée par des terreurs imaginaires, peuplée de fuites effrénées dans des rues étrangères, une nuit pleine et douce, c’est tout ce dont Alice rêvait.

*

Alice passa les jours suivants à sa table de travail. Chaque soir, elle retardait le moment d’aller se coucher, luttant contre le sommeil comme on résiste à une peur, une peur qui la gagnait dès la tombée du jour. Chaque nuit elle refaisait le même cauchemar qui s’arrêtait au milieu d’une ruelle détrempée par la pluie où elle restait prostrée sur le pavé.

Elle rendit visite à Carol à l’heure du déjeuner.

Alice se présenta à l’accueil de l’hôpital et demanda que l’on prévienne son amie. Elle patienta une bonne demi-heure dans un hall, parmi les civières que des brancardiers déchargeaient d’ambulances arrivant toutes sirènes hurlantes. Une femme suppliait que l’on s’occupe de son enfant. Un vieillard divagant déambulait entre les banquettes où d’autres malades guettaient leur tour. Un jeune homme lui adressa un sourire, il avait le teint blafard, l’arcade sourcilière fendue, un sang épais coulait sur sa joue. Un homme d’une cinquantaine d’années se tenait les côtes, semblant souffrir le martyre. Au milieu de cette misère humaine, Alice se sentit soudain coupable. Si ses nuits étaient cauchemardesques, le quotidien de son amie ne valait guère mieux. Carol apparut, poussant un brancard dont les roues couinaient sur le linoléum.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle en voyant Alice. Tu es souffrante ?

— Je suis juste venue t’emmener déjeuner.

— Voilà une surprise bien agréable. Je range celui-là, dit-elle en désignant son patient, et je te rejoins. Ils sont gonflés quand même, ils auraient pu me prévenir. Tu es là depuis longtemps ?

Carol poussa le brancard vers une collègue, ôta sa blouse, récupéra manteau et écharpe dans son casier et hâta le pas vers son amie. Elle conduisit Alice à l’extérieur de l’hôpital.

— Viens, dit-elle, il y a un pub au coin de la rue, c’est le moins mauvais du quartier et à côté de notre cafétéria on dirait presque un grand restaurant.

— Et tous ces patients qui attendent ?

— Ce hall ne désemplit pas de malades, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, chaque jour que Dieu fait, et Dieu m’a donné un estomac que je dois nourrir de temps à autre si je veux être en état de les soigner. Allons déjeuner.

Le pub était bondé. Carol fit un sourire aguicheur au patron qui, depuis son bar, lui désigna une table au fond de la salle. Les deux femmes passèrent devant tout le monde.

— Tu couches avec lui ? demanda Alice en s’installant sur la banquette.

— Je l’ai soigné l’été dernier, un énorme furoncle placé à un endroit qui exige la plus grande discrétion. Depuis, il est mon dévoué serviteur, répondit Carol en riant.

— Je n’avais jamais imaginé à quel point ta vie était…

— … glamour ? enchaîna Carol.

— … ardue, répondit Alice.

— J’aime ce que je fais, même si ce n’est pas facile tous les jours. Petite fille, je passais mon temps à faire des bandages à mes poupées. Cela inquiétait terriblement ma mère, et plus je la voyais contrariée, plus ma vocation grandissait. Bon, qu’est-ce qui t’amène ici ? J’imagine que tu n’es pas venue aux urgences à la recherche de senteurs pour inspirer l’un de tes parfums.

— Je suis venue déjeuner avec toi, il te faut une autre raison ?

— Tu sais, une bonne infirmière ne se contente pas de soigner les bobos de ses patients, nous voyons aussi quand quelque chose ne tourne pas rond dans leur tête.