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— Si c’est en prévision d’un voyage de noces, je vous recommande Venise, c’est absolument magnifique au printemps ; sinon l’Espagne, Madrid, Séville et puis la côte méditerranéenne, j’ai de plus en plus de clients qui s’y rendent et ils en reviennent ravis.

— Je ne me marie pas, répondit Alice en souriant au directeur de l’établissement.

— Rien n’interdit de voyager seule de nos jours. Tout le monde a le droit de prendre des vacances de temps à autre. Pour une femme, je vous conseillerais alors la Suisse, Genève et son lac, c’est paisible et ravissant.

— Auriez-vous quelque chose sur la Turquie ? demanda timidement Alice.

— Istanbul, très bon choix. Je rêve de m’y rendre un jour, la basilique Sainte-Sophie, le Bosphore… Attendez, je dois avoir cela quelque part, mais il y a tellement de désordre ici.

Le directeur se pencha vers un semainier et en ouvrit les tiroirs un à un.

— Voilà, c’était ici, un fascicule assez complet, j’ai aussi un guide touristique que je peux vous prêter si cette destination vous intéresse, mais il faudra me promettre de me le rapporter.

— Je me contenterai du prospectus, répondit Alice en remerciant le directeur.

— Je vous en donne deux, dit-il en tendant les dépliants à Alice.

Il la raccompagna sur le pas de la porte et l’invita à repasser quand bon lui semblerait. Alice le salua et repartit vers l’arrêt du tramway.

Une neige fondue tombait sur la ville. Une vitre de la rame était bloquée et un air glacial avait envahi le tramway. Alice sortit les dépliants de son sac et les feuilleta, cherchant un peu de chaleur dans ces descriptions de paysages étrangers où le soleil régnait sur des ciels bleu azur.

En arrivant au pied de son immeuble, elle inspecta ses poches à la recherche de ses clés, en vain. Prise de panique, elle s’agenouilla, retourna son sac et le vida sur le sol de l’entrée. Le trousseau apparut au milieu du fouillis. Alice le saisit, rangea ses affaires à la hâte et grimpa les marches.

Une heure plus tard, Daldry rentrait à son tour. Son attention fut attirée par une brochure touristique qui traînait par terre dans le hall. Il la ramassa et sourit.

*

On grattait à la porte. Alice releva la tête, posa son stylo avant d’aller ouvrir. Daldry tenait une bouteille de vin dans une main et deux verres à pied dans l’autre.

— Vous permettez ? dit-il en s’invitant.

— Faites comme chez vous, répondit Alice en lui cédant le passage.

Daldry s’installa devant la malle, posa les verres et les remplit généreusement. Il en tendit un à Alice et l’invita à trinquer.

— Nous fêtons quelque chose ? demanda-t-elle à son voisin.

— En quelque sorte, répondit ce dernier. Je viens de vendre un tableau cinquante mille livres sterling.

Alice écarquilla les yeux et reposa son verre.

— Je ne savais pas que vos œuvres valaient si cher, dit-elle, stupéfaite. Aurai-je le droit d’en voir une un jour, avant que le simple fait de les regarder ne soit au-dessus de mes moyens ?

— Peut-être, répondit Daldry en se resservant.

— Le moins que l’on puisse dire, c’est que vos collectionneurs sont généreux.

— Ce n’est pas très flatteur pour mon travail, mais je vais prendre cela comme un compliment.

— Vous avez vraiment vendu un tableau à ce prix-là ?

— Bien sûr que non, répondit Daldry, je n’ai rien vendu du tout. Les cinquante mille livres dont je vous parle représentent le legs de mon père. Je reviens de chez le notaire où nous étions convoqués cet après-midi. Je ne savais pas que je comptais autant pour lui, je m’étais estimé à moins que cela.

Il y avait une certaine tristesse dans les yeux de Daldry lorsqu’il prononça cette phrase.

— Ce qui est absurde, poursuivit-il, c’est que je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais faire de cette somme. Et si je vous rachetais votre appartement ? proposa-t-il, enjoué. Je pourrais m’installer sous cette verrière qui me fait rêver depuis tant d’années, sa lumière me permettrait peut-être enfin de peindre un tableau qui touche quelqu’un…

— Il n’est pas à vendre et je ne suis que locataire ! Et puis où irais-je vivre ? répondit Alice.

— Un voyage ! s’exclama Daldry, voilà une merveilleuse idée.

— Si le cœur vous en dit, pourquoi pas ? Une belle intersection de rues à Paris, une croisée de chemins à Tanger, un petit pont sur un canal d’Amsterdam… Il doit exister de par le monde quantité de carrefours qui pourraient vous inspirer.

— Et pourquoi pas le détroit du Bosphore, j’ai toujours rêvé de peindre des navires et, à Piccadilly, ce n’est pas évident…

Alice reposa son verre et fixa Daldry.

— Quoi ? dit-il d’un air faussement étonné, vous n’avez pas l’exclusivité du sarcasme, j’ai le droit de vous taquiner, non ?

— Et comment pourriez-vous me taquiner avec vos projets de voyage, cher voisin ?

Daldry sortit le dépliant de la poche de sa veste et le posa sur la malle.

— J’ai trouvé ceci dans la cage d’escalier. Je doute qu’il appartienne à notre voisine du dessous. Mme Taffleton est la plus sédentaire des personnes que je connaisse, elle ne sort de chez elle que le samedi pour aller faire ses courses au bout de la rue.

— Daldry, je pense que vous avez assez bu pour la soirée, vous devriez rentrer chez vous, je n’ai pas reçu d’héritage qui me permette de voyager et j’ai du travail à finir si je veux continuer à pouvoir payer mon loyer.

— Je croyais que l’une de vos créations vous assurait une rente régulière.

— Régulière, mais pas éternelle, les modes passent et il faut se renouveler, ce que j’essayais de faire avant votre intrusion.

— Et l’homme de votre vie qui vous attend là-bas, insista Daldry en pointant du doigt la brochure touristique, il ne hante plus vos nuits ?

— Non, répondit sèchement Alice.

— Alors pourquoi m’avez-vous réveillé à trois heures du matin en poussant ce cri terrible qui m’a presque fait tomber de mon lit ?

— Je m’étais cogné le pied dans cette stupide malle en voulant regagner le mien. J’avais travaillé tard et mes yeux n’y voyaient plus très clair.

— Menteuse en plus ! Bien, dit Daldry, je vois que ma compagnie vous importune, je vais me retirer.

Il se leva et feignit de sortir, mais il fit tout juste un pas et revint vers Alice.

— Vous connaissez l’histoire d’Adrienne Bolland ?

— Non, je ne connais pas cette Adrienne, répondit Alice sans cacher son exaspération.

— Elle fut la première femme à tenter la traversée de la cordillère des Andes en avion, un Caudron pour être précis, qu’elle pilotait elle-même bien sûr.

— C’est très courageux de sa part.

Au grand désespoir d’Alice, Daldry se laissa choir dans le fauteuil et remplit à nouveau son verre.

— Le plus extraordinaire n’est pas sa bravoure, mais ce qui lui est arrivé quelques mois avant qu’elle prenne les airs.

— Et vous allez certainement m’en donner tous les détails, convaincu que je ne saurais trouver le sommeil avant que vous m’ayez raconté tout cela.

— Exactement !

Alice leva les yeux au ciel. Mais, ce soir-là, son voisin semblait perdu et en mal de conversation, il avait fait preuve d’une grande élégance lorsqu’elle était malade, aussi elle accepta de prendre son mal en patience et lui prêta l’attention qu’il méritait.

— Adrienne était donc partie en Argentine. Pilote chez Caudron, elle devait faire quelques meetings et démonstrations aériennes qui permettraient à l’avionneur français de convaincre les Sud-Américains des qualités des appareils qu’il fabriquait. Imaginez qu’elle n’avait alors à son actif que quarante heures de vol ! La publicité faite par Caudron autour de son arrivée la précédait, et il avait laissé courir la rumeur qu’elle pourrait tenter la traversée des Andes. Elle l’avait prévenu avant de partir qu’elle refuserait de prendre un tel risque avec les deux G3 qu’il mettait à sa disposition. Elle réfléchirait au projet s’il lui expédiait par bateau un avion plus puissant et capable de voler plus haut, ce que Caudron lui promit de faire. Le soir où elle débarqua en Argentine, une nuée de journalistes l’attendaient. On la fêta, et, le lendemain matin, elle découvrit que la presse annonçait : « Adrienne Bolland profite de son séjour pour traverser la cordillère. » Son mécanicien somma Adrienne de confirmer ou d’infirmer la nouvelle. Elle envoya un télégramme à Caudron et apprit par retour qu’il était impossible de lui faire acheminer l’appareil promis. Tous les Français de Buenos Aires l’adjuraient de renoncer à une pareille folie. Une femme seule ne pouvait entreprendre un tel voyage sans y laisser sa peau. On l’accusa même d’être une folle qui ferait du tort à la France. Elle prit sa décision et releva le défi. Après en avoir fait la déclaration officielle, elle s’enferma dans sa chambre d’hôtel et refusa de parler à quiconque, elle avait besoin de toute sa concentration pour préparer ce qui ressemblait fort à un suicide.