« Quelque temps plus tard, alors que son avion était acheminé par rail vers Mendoza d’où elle avait décidé de décoller, on frappa à sa porte. Furieuse, Adrienne ouvrit et s’apprêta à congédier celle qui venait la déranger. L’intruse était une jeune femme timide, mal à l’aise ; elle annonça qu’elle avait un don de voyance et quelque chose de très important à lui annoncer. Adrienne finit par accepter de la faire entrer. La voyance est une chose sérieuse en Amérique du Sud, on consulte pour savoir quelle décision prendre ou ne pas prendre. Après tout, j’ai appris qu’il était très en vogue à New York de consulter un psychanalyste avant de se marier, de changer de carrière ou de déménager. Chaque société a ses oracles. Bref, à Buenos Aires en 1920, entreprendre un vol aussi risqué sans avoir consulté une voyante aurait été aussi inconcevable que, sous d’autres cieux, partir à la guerre sans être allé se faire recommander à Dieu par un prêtre. Je ne peux vous dire si Adrienne, française de naissance, y croyait ou pas, mais, pour son entourage, la chose serait d’une importance capitale et Adrienne avait besoin de tous les soutiens possibles. Elle alluma une cigarette et dit à la jeune femme qu’elle lui accordait le temps que celle-ci se consume. La voyante lui prédit qu’elle sortirait vivante et triomphante de son aventure, à une seule condition.
— Laquelle ? demanda Alice qui s’était piquée à l’histoire de Daldry.
— J’allais vous le dire ! La voyante lui fit un récit tout à fait incroyable. À un moment, lui confia-t-elle, vous survolerez une grande vallée… Elle lui parla d’un lac, qu’elle reconnaîtrait parce qu’il aurait la forme et la couleur d’une huître. Une huître géante échouée dans un vallon au milieu des montagnes, elle ne pouvait pas se tromper. À gauche de l’étendue d’eau gelée, des nuages obscurciraient le ciel tandis qu’à droite celui-ci serait bleu et dégagé. Tout pilote doté de bon sens emprunterait naturellement cette route, mais la voyante mit Adrienne en garde. Si elle se laissait tenter par la voie qui semblait la plus facile, elle y laisserait la vie. Devant elle se dresseraient des cimes infranchissables. À la verticale de ce fameux lac, il lui faudrait impérativement se diriger vers les nuages, aussi sombres soient-ils. Adrienne trouva la suggestion stupide. Quel pilote foncerait tête baissée vers une mort certaine ? La voilure de son Caudron ne supporterait pas d’être mise à rude épreuve. Battu dans un ciel tourmenté, son appareil se briserait. Elle demanda à la jeune femme si elle avait vécu dans ces montagnes pour en connaître aussi bien les sommets. La jeune femme répondit timidement qu’elle n’y était jamais allée, et se retira sans un mot de plus.
« Les jours passèrent, Adrienne quitta son hôtel et partit pour Mendoza. Le temps de parcourir en train les mille deux cents kilomètres qui l’en séparaient, elle avait tout oublié de sa rencontre fugace avec la jeune voyante. Elle avait d’autres choses en tête que de ridicules prophéties, et puis comment une fille ignorante pouvait-elle savoir qu’un avion plafonne et que le plafond de son G3 était à peine suffisant pour tenter l’exploit ?
Daldry marqua une pause, il se frotta le menton et regarda sa montre.
— Je n’ai pas vu l’heure tourner, pardonnez-moi, Alice, je vais rentrer. Une fois de plus, j’abuse de votre hospitalité.
Daldry tenta de se relever de son fauteuil, mais Alice l’en empêcha et le repoussa en arrière.
— Puisque vous insistez ! dit-il, content de son petit effet. Vous n’auriez pas une goutte de cet excellent gin que vous m’aviez servi ?
— Vous avez emporté la bouteille.
— Fâcheux. Et elle était orpheline ?
Alice alla chercher une nouvelle bouteille et resservit Daldry.
— Bien, où en étais-je ? reprit-il après avoir bu deux verres presque d’un trait. Arrivée à Mendoza, Adrienne gagna le terrain de Los Tamarindos, où son biplan l’attendait. Le grand jour arriva. Adrienne aligna son avion sur la piste. La jeune pilote ne manquait ni d’humour ni d’insouciance, elle décolla un 1er avril et oublia d’emporter sa carte de navigation.
« Elle mit le cap au nord-ouest, son avion grimpait péniblement et devant elle s’élevaient les redoutables sommets enneigés de la cordillère des Andes.
« Alors qu’elle survolait une étroite vallée, elle aperçut sous ses ailes un lac qui avait la forme et la couleur d’une huître. Adrienne sentait déjà geler ses doigts sous les gants de fortune qu’elle avait fabriqués avec du papier journal enduit de beurre. Frigorifiée dans une combinaison bien trop mince pour l’altitude à laquelle elle se trouvait, elle fixa l’horizon, gagnée par la peur. À droite la vallée s’ouvrait, tandis qu’à gauche tout semblait bouché. Il fallait prendre une décision, sur-le-champ. Qu’est-ce qui poussa Adrienne à faire confiance à une petite voyante venue un soir lui rendre visite dans sa chambre d’hôtel de Buenos Aires ? Elle entra dans l’obscurité des nuages, prit encore de l’altitude et essaya de conserver son cap. Quelques instants plus tard, le ciel s’éclaircit et face à elle apparut le col à franchir, avec sa statue du Christ qui culminait à un peu plus de 4.000 mètres. Elle grimpa encore, au-delà des limites tolérées par son avion, mais celui-ci tint bon.
« Elle volait depuis plus de trois heures quand elle vit des cours d’eau qui filaient dans la même direction qu’elle, et puis bientôt la plaine et au loin une grande ville : Santiago du Chili et son terrain d’aviation où une fanfare l’attendait. Elle avait réussi. Les doigts raidis, le visage ensanglanté par le froid, voyant à peine tant ses joues étaient gonflées par l’altitude, elle posa son avion sans casser de bois et réussit à l’immobiliser devant les trois drapeaux, français, argentin et chilien que l’on avait plantés pour célébrer son improbable arrivée. Tout le monde cria au miracle, Adrienne et son génial mécanicien Duperrier avaient réussi un véritable exploit.
— Pourquoi me racontez-vous tout cela, Daldry ?
— J’ai beaucoup parlé et j’ai la bouche sèche !
Alice resservit du gin à Daldry.
— Je vous écoute, dit-elle en le regardant siffler son verre comme s’il était rempli d’eau.
— Je vous raconte tout cela parce que vous aussi avez croisé la route d’une voyante, parce qu’elle vous a prédit que vous trouveriez en Turquie ce que vous cherchez en vain à Londres et qu’il vous faudrait pour cela faire la rencontre de six personnes. Je devine être la première d’entre elles et je me sens investi d’une mission. Laissez-moi être votre Duperrier, le mécanicien génial qui vous aidera à franchir votre cordillère des Andes, s’exclama Daldry emporté par l’ivresse. Laissez-moi vous conduire au moins jusqu’à la deuxième personne qui vous guidera vers le troisième maillon de la chaîne, puisque la prophétie nous le dit. Laissez-moi être votre ami et donnez-moi une chance de faire quelque chose d’utile de ma vie.