— Je n’y suis pour rien si les murs qui nous séparent ne sont pas épais. Maintenant que nous sommes officiellement présentés, puis-je retourner me coucher ou souhaitez-vous poursuivre cette conversation sur le palier ?
Alice regarda son voisin quelques instants.
— Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez vous ? demanda-t-elle.
— Je vous demande pardon ?
— Pourquoi campez-vous ce personnage distant et hostile ? Entre voisins, nous pourrions faire un petit effort afin de nous entendre, ou au moins faire semblant.
— Je vivais ici bien avant vous, mademoiselle Pendelbury, mais depuis que vous vous êtes installée dans cet appartement, que j’espérais récupérer, ma vie est pour le moins perturbée et ma tranquillité n’est plus qu’un lointain souvenir. Combien de fois êtes-vous venue frapper à ma porte parce qu’il vous manquait du sel, de la farine ou un peu de margarine, quand vous cuisiniez pour vos si charmants amis, ou une bougie, lorsque le courant est coupé ? Vous êtes-vous jamais demandé si vos fréquentes intrusions venaient troubler mon intimité ?
— Vous vouliez occuper mon appartement ?
— Je voulais en faire mon atelier. Vous êtes la seule dans cette maison à bénéficier d’une verrière. Hélas, vos charmes ont eu les faveurs de notre propriétaire, alors je me contente de la pâle lumière qui traverse mes modestes fenêtres.
— Je n’ai jamais rencontré notre propriétaire, j’ai loué cet appartement par l’intermédiaire d’une agence.
— Pouvons-nous en rester là pour ce soir ?
— C’est pour cela que vous me battez froid depuis que je vis ici, monsieur Daldry ? Parce que j’ai obtenu l’atelier que vous désiriez ?
— Mademoiselle Pendelbury, ce qui est froid à l’instant présent, ce sont mes pieds. Les pauvres sont soumis aux courants d’air que notre conversation leur impose. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais me retirer avant de m’enrhumer. Je vous souhaite une agréable nuit, la mienne sera écourtée grâce à vous.
M. Daldry referma délicatement sa porte au nez d’Alice.
— Quel étrange personnage ! marmonna-t-elle en rebroussant chemin.
— Je vous ai entendue, cria aussitôt Daldry depuis son salon. Bonsoir, mademoiselle Pendelbury.
De retour chez elle, Alice fit un brin de toilette avant d’aller se blottir sous ses draps. Daldry avait raison, l’hiver avait envahi la maison victorienne et le faible chauffage ne suffisait pas à faire grimper le mercure. Elle attrapa un livre sur le tabouret qui lui servait de table de chevet, en lut quelques lignes et le reposa. Elle éteignit la lumière et attendit que ses yeux s’accommodent à la pénombre. La pluie ruisselait sur la verrière, Alice eut un frisson et se mit à songer à la terre détrempée en forêt, aux feuilles qui se décomposent à l’automne dans les chênaies. Elle inspira profondément et une note tiède d’humus l’envahit.
Alice avait un don particulier. Ses facultés olfactives bien supérieures à la normale lui permettaient de distinguer la moindre senteur et de la mémoriser à jamais. Elle passait ses journées, penchée sur la longue table de son atelier, travaillant à combiner des molécules pour obtenir l’accord qui deviendrait peut-être un jour un parfum. Alice était « nez ». Elle travaillait en solitaire, et faisait chaque mois la tournée des parfumeurs de Londres pour leur proposer ses formules. Au printemps dernier, elle avait réussi à convaincre l’un d’eux de commercialiser une de ses créations. Son « eau d’églantine » avait séduit un parfumeur de Kensington et rencontré un certain succès auprès de sa clientèle huppée, de quoi lui assurer une petite rente mensuelle qui lui permettait de vivre un peu mieux que les années précédentes.
Elle ralluma sa lampe de chevet et s’installa à sa table de travail. Elle saisit trois mouillettes qu’elle plongea dans autant de flacons et, jusque tard dans la nuit, elle recopia sur son cahier les notes qu’elle obtenait.
*
La sonnerie du réveil tira Alice de son sommeil, elle lança son oreiller pour le faire taire. Un soleil voilé par la brume matinale éclairait son visage.
— Fichue verrière ! grommela-t-elle.
Puis le souvenir d’un rendez-vous sur un quai de gare eut raison de son envie de paresser.
Elle se leva d’un bond, prit quelques vêtements au hasard dans son armoire et se précipita vers la douche.
En sortant de chez elle, Alice jeta un coup d’œil à sa montre, en autobus elle n’arriverait jamais à temps à Victoria Station. Elle siffla un taxi et, aussitôt à bord, supplia le chauffeur de prendre l’itinéraire le plus rapide.
Lorsqu’elle arriva à la gare, cinq minutes avant le départ du train, une longue file de voyageurs s’étirait devant les guichets. Alice regarda vers le quai et s’y rendit au pas de course.
Anton l’attendait devant le premier wagon.
— Mais que faisais-tu, bon sang ? Dépêche-toi, grimpe ! lui dit-il en l’aidant à monter sur le marchepied.
Elle s’installa à bord du compartiment où sa bande d’amis l’attendait.
— Selon vous, quelle est la probabilité que nous soyons contrôlés ? demanda-t-elle en s’asseyant, essoufflée.
— Je te donnerais bien mon billet si j’en avais acheté un, répondit Eddy.
— Je dirais une chance sur deux, enchaîna Carol.
— Un samedi matin ? Moi, je pencherais pour une sur trois… Nous verrons bien à l’arrivée, conclut Sam.
Alice appuya sa tête contre la vitre et ferma les yeux. Une heure de trajet séparait la capitale de la station balnéaire. Elle dormit pendant tout le voyage.
Gare de Brighton, un contrôleur récupérait les billets des voyageurs à la sortie du quai. Alice s’arrêta devant lui et fit semblant de chercher dans ses poches. Eddy l’imita. Anton sourit et remit à chacun d’eux un titre de transport.
— C’est moi qui les avais, dit-il au contrôleur.
Il prit Alice par la taille et l’entraîna vers le hall.
— Ne me demande pas comment je savais que tu serais en retard. Tu es toujours en retard ! Quant à Eddy, tu le connais aussi bien que moi, c’est un resquilleur dans l’âme et je ne voulais pas que cette journée soit gâchée avant même de commencer.
Alice sortit deux shillings de sa poche et les tendit à Anton, mais ce dernier referma la main de son amie sur les pièces de monnaie.
— Allons-y maintenant, dit-il. La journée va passer si vite, je ne veux rien rater.
Alice le regarda s’éloigner en gambadant ; elle eut une vision fugace de l’adolescent qu’elle avait connu, et cela la fit sourire.
— Tu viens ? dit-il en se retournant.
Ils descendirent Queen’s Road et West Street vers la promenade qui longe le bord de mer. La foule y était déjà dense. Deux grandes jetées avançaient sur les flots. Les édifices en bois qui les surplombaient leur donnaient des allures de grands navires.
C’est sur le Palace Pier que se trouvaient les attractions foraines.
La bande d’amis arriva au pied de l’horloge qui en marquait l’entrée. Anton acheta le billet d’Eddy et fit signe à Alice qu’il s’était déjà chargé du sien.
— Tu ne vas pas m’inviter toute la journée, lui souffla-t-elle à l’oreille.
— Et pourquoi pas, si cela me fait plaisir ?
— Parce qu’il n’y a aucune raison pour que…
— Me faire plaisir n’est pas une bonne raison ?
— Quelle heure est-il ? demanda Eddy. J’ai faim.
À quelques mètres de là, devant le grand bâtiment qui abritait le jardin d’hiver, se trouvait un stand de fish and chips. Les relents de friture et de vinaigre parvenaient jusqu’à eux. Eddy se frotta le ventre et entraîna Sam vers la guérite. Alice fit une moue de dégoût en se joignant au groupe. Chacun passa commande, Alice paya le vendeur et sourit à Eddy en lui offrant une barquette de poisson frit.