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Alice et Daldry se rendirent chez un photographe de quartier. Pendant qu’elle se recoiffait, pour la troisième fois, devant une glace, Daldry lui fit remarquer que la seule personne qui ouvrirait son passeport serait un douanier turc pour apposer un tampon. Il était fort probable qu’il ne fasse pas grand cas de quelques mèches rebelles. Alice finit par s’asseoir sur le tabouret du photographe.

Ce dernier venait de s’équiper d’un tout nouvel appareil qui fascina Daldry. Il tira une feuille du boîtier, la sépara en deux, et quelques minutes plus tard Alice y découvrit son visage qui apparaissait en quatre exemplaires. Puis ce fut au tour de Daldry de prendre place sur le tabouret. Il fit un sourire béat et retint sa respiration.

Leurs documents en poche, ils se rendirent au service des passeports, à St. James. Devant le préposé, Daldry fit part de l’imminence de leur voyage, exagérant son souci de voir des affaires importantes compromises s’ils ne pouvaient pas partir en temps voulu. Alice était effarée du culot dont il faisait preuve. Daldry n’hésita pas à se recommander d’un parent haut placé au gouvernement, mais dont il préférait, par discrétion, taire le nom. Le préposé promit de faire diligence. Daldry le remercia et poussa Alice vers la sortie, craignant qu’elle ne compromette sa supercherie.

— Rien ne vous arrête, dit-elle en redescendant vers la rue.

— Si, vous ! Avec la tête que vous faisiez pendant que je plaidais notre cause, vous n’étiez pas loin de tout ficher en l’air.

— Excusez-moi d’avoir ri quand vous avez juré à ce pauvre homme que si nous n’étions pas à Istanbul dans quelques jours, l’économie anglaise convalescente ne s’en remettrait pas.

— Les journées de ce fonctionnaire doivent être d’une monotonie épouvantable. Grâce à moi, le voilà investi d’une mission qu’il considérera comme des plus importantes, je ne vois là que de la bienveillance de ma part.

— C’est bien ce que je disais, vous avez tous les culots du monde.

— Je suis bien d’accord avec vous !

En sortant de la préfecture, Daldry salua le policier de faction et fit entrer Alice dans l’Austin.

— Je vous raccompagne et je file à l’agence.

L’Austin roulait bon train dans les rues de la capitale.

— Ce soir, dit-elle, je retrouve mes amis au pub, au bout de notre rue, si vous voulez vous joindre à nous…

— Je préfère vous épargner ma présence, répondit Daldry. À Istanbul vous n’aurez d’autre choix que de me supporter en permanence.

Alice n’insista pas, Daldry la déposa chez elle.

*

Le soir se faisait attendre, Alice avait beau s’appliquer à sa table de travail, il lui était impossible de coucher sur le papier la moindre formule. Elle trempait une bandelette dans un flacon d’essence de rose, et ses pensées filaient vers des jardins orientaux qu’elle imaginait magnifiques. Soudain, elle entendit la mélodie d’un piano. Elle aurait juré qu’elle provenait de l’appartement de son voisin. Elle voulut en avoir le cœur net et traversa la pièce, mais, dès qu’elle ouvrit sa porte, la mélodie s’arrêta et la maison victorienne replongea dans le plus grand silence.

*

Lorsque Alice poussa la porte du pub, ses amis étaient déjà là, en pleine discussion. Anton la vit entrer. Elle remit un peu d’ordre dans ses cheveux et avança vers eux. Eddy et Sam lui prêtèrent à peine attention. Anton se leva pour lui offrir une chaise avant de reprendre le cours de sa conversation.

Carol dévisagea Alice, elle se pencha pour lui demander discrètement au creux de l’oreille ce qui lui était arrivé.

— De quoi tu parles ? chuchota Alice.

— De toi, répondit Carol pendant que les garçons poursuivaient un âpre débat sur la gouvernance du Premier ministre Attlee.

Eddy souhaitait ardemment le retour de Churchill aux affaires, Sam, fervent partisan de son opposant, lui prédisait la disparition de la classe moyenne en Angleterre si le seigneur de la guerre remportait les prochaines élections. Alice voulut donner son avis, mais elle se sentit d’abord obligée de répondre à son amie.

— Il ne m’est rien arrivé de particulier.

— Menteuse ! Tu as quelque chose de changé, ça se voit sur ta figure.

— Tu dis n’importe quoi ! protesta Alice.

— Cela fait longtemps que je ne t’ai pas vue aussi radieuse, tu as rencontré quelqu’un ?

Alice rit aux éclats, ce qui fit taire les garçons.

— C’est vrai que tu as quelque chose de changé, dit Anton.

— Mais enfin qu’est-ce qui vous prend ? Commande-moi plutôt une bière au lieu de dire des âneries, j’ai soif.

Anton se rendit au bar, invitant ses deux camarades à le suivre. Il y avait cinq verres à remplir et il n’avait que deux mains.

Restée seule en compagnie d’Alice, Carol en profita pour poursuivre son interrogatoire.

— Qui est-ce ? À moi, tu peux le dire.

— Je n’ai rencontré personne, mais, si tu veux tout savoir, il n’est pas impossible que cela m’arrive d’ici peu.

— Tu sais d’avance que tu vas rencontrer quelqu’un dans peu de temps ? Tu es devenue voyante ?

— Non, mais j’ai décidé de croire celle que vous m’avez forcée à écouter.

Carol, au comble de l’excitation, prit les mains d’Alice dans les siennes.

— Tu pars, c’est ça ? Tu vas faire ce voyage ?

Alice acquiesça et désigna du regard les trois garçons qui revenaient vers elles. Carol se leva d’un bond et leur ordonna de retourner au bar. Elle les préviendrait quand elles auraient fini leur conversation de filles. Les trois garçons restèrent interdits, haussèrent les épaules de concert et tournèrent les talons puisqu’on venait de les chasser.

— Quand ? demanda Carol plus excitée que sa meilleure amie.

— Je ne sais pas encore, mais c’est l’affaire de quelques semaines.

— Si tôt que ça ?

— Nous attendons nos passeports, nous sommes allés en faire la demande cet après-midi.

— Nous ? Tu pars accompagnée ?

Alice rougit et révéla à Carol le marché qu’elle avait passé avec son voisin de palier.

— Es-tu certaine qu’il ne fait pas tout cela pour te séduire ?

— Daldry ? Grand Dieu, non ! Je lui ai même posé la question, aussi ouvertement que ça.

— Tu as eu ce toupet ?

— Je n’ai pas réfléchi, c’est venu dans la conversation, et il m’a fait remarquer qu’accompagner une femme jusque dans les bras de l’homme de sa vie ne serait pas très futé pour quelqu’un qui voudrait lui faire la cour.

— Je l’admets, dit Carol. Alors son intérêt est vraiment d’investir dans tes parfums ? Il a sacrément confiance en ton talent.

— Apparemment plus que toi ! Je ne sais pas ce qui le motive le plus, dépenser un héritage dont il ne veut pas, faire un voyage, ou peut-être simplement profiter de ma verrière pour peindre. Il paraît qu’il en rêve depuis des années et je lui ai promis de lui laisser mon appartement pendant mon absence. Il rentrera bien avant moi.

— Tu comptes partir si longtemps que ça ? demanda Carol, dépitée.

— Je n’en sais rien.

— Écoute, Alice, je ne veux pas jouer les rabat-joie, surtout que j’ai été la première à t’encourager, mais, maintenant que cela devient concret, ça me semble tout de même un peu fou de partir aussi loin juste parce qu’une voyante t’a prédit le grand amour.