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— Mais je ne pars pas à cause de ça, grande asperge. Je ne suis pas désespérée à ce point. Seulement, je tourne en rond dans mon atelier, cela fait des mois que je n’ai plus rien créé ; j’étouffe dans cette ville, dans cette vie. Je vais goûter l’air du large, m’enivrer de nouvelles senteurs et de paysages inconnus.

— Tu m’écriras ?

— Bien sûr, si tu crois que je passerai à côté d’une telle occasion de te rendre jalouse !

— En attendant, c’est toi qui me laisses les trois garçons pour moi seule ! rétorqua Carol.

— Qui te dit qu’absente je n’occuperai pas encore plus leurs esprits ? Tu n’as jamais entendu dire que le manque intensifiait le désir ?

— Non, je n’ai jamais entendu dire quelque chose d’aussi stupide et je n’ai jamais eu non plus l’impression que tu étais leur principal centre d’intérêt. Quand comptes-tu leur dire que tu pars ?

Alice évoqua le dîner qu’elle voulait organiser chez elle le lendemain. Mais Carol lui répondit qu’elle n’avait pas besoin de faire tant d’histoires ; après tout, elle n’était fiancée à aucun des garçons ! Elle n’avait d’autorisation à demander à personne.

— Une autorisation pour quoi ? demanda Anton en s’asseyant sur la banquette.

— Pour aller visiter des archives secrètes, répondit aussitôt Carol, sans savoir d’où lui venait une telle idée.

— Des archives ? interrogea Anton.

Sam et Eddy s’assirent à leur tour. La bande était au complet. Alice arrêta son regard sur Anton et annonça sa décision de partir en Turquie.

Un long silence s’installa.

Eddy, Sam et Anton, bouche bée, dévisageaient Alice, incapable de sortir le moindre mot ; Carol tapa du poing sur la table.

— Elle ne vous a pas dit qu’elle allait mourir, mais qu’elle partait en voyage, vous pouvez respirer maintenant ?

— Tu étais au courant ? demanda Anton à Carol.

— Depuis un quart d’heure, répondit-elle, irritée. Désolée, je n’ai pas eu le temps de vous envoyer un télégramme.

— Et tu t’absentes longtemps ? demanda Anton.

— Elle n’en sait rien, répondit Carol.

— Partir aussi loin toute seule, demanda Sam, c’est vraiment prudent ?

— Elle voyage avec son voisin de palier, le grincheux qui avait fait irruption chez elle l’autre soir, précisa Carol.

— Tu pars avec ce type ? Il y a quelque chose entre vous ? demanda Anton.

— Mais non, répondit Carol, ils se sont associés, c’est un voyage d’affaires. Alice va chercher à Istanbul de quoi créer de nouveaux parfums. Si vous voulez contribuer au coût du voyage, il est peut-être encore temps de devenir actionnaire de sa future grande compagnie. Si l’envie vous en dit, messieurs, n’hésitez pas ! Allez savoir si dans quelques années vous ne siégerez pas au conseil d’administration de Pendelbury & associés.

— J’ai une question, interrompit Eddy qui n’avait rien dit jusque-là. En attendant qu’Alice devienne présidente d’une multinationale, est-ce qu’elle peut encore s’exprimer toute seule ou il faut désormais passer par toi pour s’adresser à elle ?

Alice sourit et caressa la joue d’Anton.

— C’est vraiment un voyage d’affaires, et comme vous êtes mes amis, au lieu de vous laisser chercher mille bonnes raisons de m’empêcher de partir, je vous invite chez moi vendredi, pour fêter mon départ.

— Tu t’en vas si tôt ? interrogea Anton.

— La date n’est pas encore fixée, répondit Carol, mais…

— Dès que nous aurons nos passeports, intervint Alice. Je préfère éviter les grands adieux, autant se dire au revoir un peu trop tôt. Et puis, comme ça, si vous me manquiez dès samedi, je pourrais encore passer vous voir.

La soirée s’acheva sur ces mots. Les garçons n’avaient plus le cœur à la fête. Ils s’embrassèrent sur le trottoir devant le pub. Anton attira Alice à l’écart.

— Je t’écrirai, je te promets de te poster une lettre chaque semaine, dit-elle avant même qu’il parle.

— Qu’est-ce que tu vas chercher là-bas que tu ne trouves pas chez nous ?

— Je te le dirai en revenant.

— Si tu reviens.

— Mon Anton, ce n’est pas que pour ma carrière que j’entreprends ce voyage, j’en ai besoin, tu comprends ?

— Non, mais j’imagine que j’aurai désormais tout le temps d’y réfléchir. Bon voyage, Alice, prends soin de toi et ne m’écris que si tu en as vraiment envie.

Anton tourna le dos à son amie et repartit tête basse, mains dans les poches.

Ce soir-là, les garçons renoncèrent à raccompagner les filles. Alice et Carol remontèrent la rue ensemble, sans un mot.

De retour chez elle, Alice n’alluma pas la lumière, elle ôta ses vêtements, se glissa nue sous ses draps et regarda le croissant de lune qui brillait au-dessus de la verrière ; un croissant, se dit-elle, presque semblable à celui qui figurait sur le drapeau de la Turquie.

*

Le vendredi, en fin d’après-midi, Daldry frappa à la porte d’Alice. Il entra dans l’appartement, agitant fièrement les deux passeports.

— Et voilà, dit-il, nous sommes en règle, bons pour l’étranger !

— Déjà ? demanda Alice.

— Et avec les visas ! Ne vous avais-je pas dit que j’avais quelques relations bien placées ? Je suis passé les chercher ce matin, et je me suis aussitôt rendu à l’agence pour mettre au point les derniers détails du voyage. Nous partirons lundi, soyez prête dès huit heures.

Daldry déposa le passeport d’Alice sur sa table de travail et s’en alla aussitôt.

Elle en tourna les pages, rêveuse, et le posa sur sa valise.

*

Au cours de la soirée, chacun fit bonne figure, mais l’envie n’y était pas. Anton leur avait fait faux bond ; depuis qu’Alice avait annoncé son départ, la bande d’amis n’était déjà plus la même. Il n’était pas minuit quand Eddy, Carol et Sam décidèrent de rentrer.

On se serra dans les bras, se dit maintes fois au revoir dans de longues embrassades. Alice promit d’écrire souvent, de rapporter une foule de souvenirs du bazar d’Istanbul. Sur le pas de sa porte, Carol, en larmes, lui jura de s’occuper des garçons comme de sa propre famille et de raisonner Anton.

Alice resta sur le palier jusqu’à ce que la cage d’escalier redevienne silencieuse, avant de rentrer chez elle, le cœur lourd et la gorge nouée.

6.

Le lundi matin à huit heures, Alice, valise à la main, jeta un ultime coup d’œil à son appartement avant d’en refermer la porte. Elle descendit les escaliers, le cœur fébrile, Daldry l’attendait déjà dans un taxi.

Le chauffeur du black cab prit son bagage et le posa à l’avant. Alice grimpa sur la banquette arrière, à côté de Daldry qui la salua avant d’indiquer au chauffeur la direction d’Harmondsworth.

— Nous n’allons pas à la gare ? demanda Alice, inquiète.

— Non, en effet, répondit Daldry, laconique.

— Et pourquoi Harmondsworth ?

— Mais parce que c’est là que se trouve l’aérodrome. Je voulais vous faire une surprise, nous voyagerons par les airs, ce qui sera bien plus rapide que le train pour arriver à Istanbul.

— Comment ça par les airs ? demanda Alice.

— J’ai kidnappé deux canards à Hyde Park. Mais non, nous partons en avion bien sûr ! J’imagine que pour vous aussi c’est la première fois. Nous volerons à la vitesse de deux cent cinquante kilomètres à l’heure et à sept mille mètres d’altitude. N’est-ce pas tout simplement incroyable ?