— Pour tout vous dire, nous n’en savons encore rien. Il se peut qu’il le soit, la seule chose dont nous soyons certains, c’est qu’il vit en Turquie.
Le douanier était dubitatif.
— Vous venez en Turquie pour vous marier avec un homme que vous ne connaissez pas ? demanda-t-il.
Et, avant qu’Alice puisse répondre, Daldry confirma qu’il s’agissait exactement de cela.
— Vous n’avez pas de bons maris en Angleterre ? reprit l’officier.
— Si, probablement, répliqua Daldry, mais pas celui qui conviendra à mademoiselle.
— Et vous, monsieur, vous êtes aussi venu chercher une femme dans notre pays ?
— Grand Dieu non, je ne suis que l’accompagnateur.
— Restez ici, dit le douanier que les propos de Daldry avaient rendu perplexe.
L’homme s’éloigna vers un bureau vitré et Alice et Daldry le virent en pleine conversation avec son supérieur.
— Vous aviez besoin de raconter ce genre d’idioties à un douanier ? s’emporta Alice.
— Que vouliez-vous que je lui dise, c’est bien là le but de notre voyage que je sache, j’ai horreur de mentir aux autorités.
— Cela n’avait pas l’air de vous gêner à la préfecture.
— Ah oui, mais c’était chez nous, ici nous sommes en terre étrangère et il convient de se conduire en parfait gentleman.
— Vos gamineries finiront par nous attirer des ennuis, Daldry.
— Mais non, vous verrez, dire la vérité est toujours payant.
Alice vit le supérieur hausser les épaules et rendre les passeports au douanier, qui revint vers eux.
— Tout est en règle, approuva ce dernier, aucune loi n’interdit de venir se marier en Turquie. Je vous souhaite un agréable séjour chez nous et vous adresse tous nos vœux de bonheur, mademoiselle. Que Dieu fasse que vous épousiez un honnête homme.
Alice le remercia d’un sourire pincé et récupéra son passeport tamponné.
— Alors, qui avait raison ? fanfaronna Daldry en sortant de l’aéroport.
— Vous auriez pu vous contenter de lui dire que nous venions en vacances.
— Avec des noms différents sur nos passeports, cela aurait été tout à fait inconvenant.
— Vous êtes exaspérant, Daldry, dit Alice en grimpant dans le taxi.
— À votre avis, à quoi ressemble-t-il ? demanda Daldry en s’asseyant sur la banquette à côté d’Alice.
— Qui cela ?
— Cet homme mystérieux qui nous a finalement attirés jusqu’ici.
— Ne soyez pas idiot, c’est un nouveau parfum que je suis venue chercher… et je l’imagine coloré, sensuel et en même temps léger.
— Pour la couleur, je ne suis pas inquiet, difficile d’être aussi pâle que nous autres, pauvres Anglais ; en ce qui concerne la légèreté… si vous faisiez allusion à mon humour, je crains d’être sans rival ; pour la sensualité, je vous laisserai seule juge ! Bon, j’arrête de vous taquiner, je vois que vous n’êtes pas d’humeur.
— Je suis de très bonne humeur, mais si j’avais pu éviter de passer pour une vulgaire aventurière devant ce douanier, je m’en serais tout aussi bien portée.
— Eh bien, dites-vous que je l’ai distrait de cette photo d’identité qui semblait tant vous préoccuper à Londres.
Alice donna un coup de coude dans le bras de Daldry et se retourna vers la vitre.
— Redites-moi que j’ai mauvais caractère ! Vous aussi, enfant, ça ne devait pas être de la tarte tous les jours.
— Peut-être, mais moi au moins j’ai l’honnêteté de le reconnaître.
La traversée des faubourgs d’Istanbul mit un terme à leur dispute. Daldry et Alice approchaient de la Corne d’Or. Ruelles étroites, maisons aux façades bigarrées étagées en amphithéâtre, tramways et taxis bataillant sur les grandes artères, la ville grouillait de vie et captait toute leur attention.
— C’est étrange, dit Alice, nous sommes bien loin de Londres, et cet endroit me semble familier.
— C’est ma compagnie, dit Daldry en taquinant Alice.
Le taxi se rangea dans l’arrondi d’une grande avenue pavée. Le Pera Palas Hotel, noble immeuble en pierre de taille, d’architecture française, dominait la rue Meşrutiyet dans le district de Tepebaşi, au cœur du quartier européen.
Six dômes en dalles de verre surplombaient l’immense hall, la décoration intérieure éclectique mariait avec goût boiseries d’Angleterre et mosaïques orientales.
— Agatha Christie avait ici sa chambre attitrée, annonça Daldry.
— Cet endroit est beaucoup trop luxueux, protesta Alice, nous aurions pu nous contenter d’une modeste pension de famille.
— Le taux de change de la livre turque est en notre faveur, rétorqua Daldry, et puis je dois prendre des mesures draconiennes si je veux réussir à gaspiller mon héritage.
— En fait, si je comprends bien, c’est en vieillissant que vous êtes devenu un sale gosse, Daldry.
— Juste retour des choses, ma chère, la vengeance est un plat qui se mange froid et, croyez-moi, j’avais une sacrée revanche à prendre sur mon adolescence. Mais assez parlé de moi. Allons nous installer dans nos chambres et retrouvons-nous au bar d’ici une petite heure.
Et c’est une heure plus tard, en attendant Alice au bar de l’hôtel, que Daldry fit la connaissance de Can. Seul au comptoir, il occupait l’un des quatre tabourets, parcourant du regard la salle déserte.
Can devait avoir trente ans, peut-être une ou deux années de plus. Il portait une tenue élégante, un pantalon noir, une chemise de soie blanche et un gilet sous un veston élégamment coupé. Can avait des yeux couleur d’or et de sable. Le regard vif, dissimulé derrière de petites lunettes rondes.
Daldry s’assit à côté de lui. Il commanda un raki au barman et se tourna discrètement vers son voisin. Can lui sourit et lui demanda dans un anglais plutôt convenable si son voyage avait été agréable.
— Oui, plutôt rapide et confortable, répondit-il.
— Bienvenue à Istanbul, répliqua Can.
— Comment saviez-vous que je suis anglais et que je viens d’arriver ?
— Vos habits sont anglais et vous n’étiez pas là hier, répondit Can, d’une voix posée.
— L’hôtel est agréable, n’est-ce pas ? reprit Daldry.
— Comment savoir… J’habite en haut de la colline de Beyoğlu, mais je viens souvent ici le soir.
— Affaires ou plaisir ? demanda Daldry.
— Et vous, pourquoi un voyage à Istanbul ?
— Oh, je me le demande encore, c’est une drôle d’histoire. Disons que nous faisons des recherches.
— Vous trouverez tout ce que vous voudrez ici. Nous avons beaucoup de richesses. Cuir, caoutchouc, coton, laine, soie, huiles, produits de la mer et d’ailleurs… Dites-moi ce que vous cherchez et je vous donnerai les relations des meilleurs commerçants de la région.
Daldry toussota dans le creux de sa main.
— Il ne s’agit pas de cela, je ne suis pas à Istanbul pour y faire du commerce. D’ailleurs, je n’y connais rien en affaires, je suis peintre.
— Vous êtes artiste ? questionna Can, enthousiaste.
— Artiste, je n’en suis peut-être pas encore là, mais je crois que j’ai un bon coup de pinceau.
— Et vous peignez quoi ?
— Des carrefours.
Et, devant l’air perplexe de Can, Daldry ajouta aussitôt :
— Des intersections, si vous préférez.
— Non je ne préfère pas. Mais je peux vous montrer nos extraordinaires carrefours d’Istanbul si vous le désirez, j’en connais avec piétons, carrioles, tramways, automobiles, dolmuş[1] et autobus, c’est selon votre choix.