— Vous dites cela parce que vous êtes blanc comme un linge. Vous feriez bien d’aller vous reposer d’ailleurs, vous avez vraiment mauvaise mine.
— Charmant ! Moi qui suis hypocondriaque au possible, parlez-moi encore de la pâleur de mon teint et je vous fais un petit malaise au milieu du restaurant.
— Alors, allons marcher au grand air. Une petite promenade digestive vous fera le plus grand bien, vous avez mangé comme un ogre.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Je n’ai pris qu’un seul dessert…
Daldry et Alice descendirent à pied le grand boulevard. Le soir tombé sur la ville semblait l’avoir enveloppée tout entière, les lampadaires n’éclairaient pas grand-chose, à peine faisaient-ils luire le pavé. Lorsqu’un tramway passait, on voyait son phare tel un œil de cyclope sillonner la nuit opaque.
— Demain, j’entreprendrai des démarches pour nous obtenir un rendez-vous au consulat, dit Daldry.
— Pourquoi cela ?
— Afin de savoir si vous avez de la famille en Turquie, ou si vos parents s’y sont un jour rendus.
— J’imagine que ma mère m’en aurait parlé, répondit Alice, elle se plaignait sans cesse de n’avoir que très peu voyagé dans sa vie. Elle me disait toujours combien cela lui avait manqué. Je crois que c’était un regret sincère. Maman aurait aimé faire le tour du monde, mais je sais qu’elle n’est jamais allée plus loin que Nice. C’était avant que je vienne au monde, mon père l’y avait emmenée pour une escapade amoureuse. Elle en gardait un souvenir impérissable et me racontait ses promenades au bord d’une mer bleu azur, comme s’il s’était agi du plus beau des voyages.
— Voilà qui n’arrange pas nos recherches.
— Daldry, je vous assure que vous perdez votre temps, si j’avais de la famille ici, même très éloignée, je le saurais.
Ils avaient bifurqué dans une rue secondaire, encore plus mal éclairée que la grande artère. Alice leva la tête vers la façade d’une demeure en bois, dont l’encorbellement fragile semblait prêt à s’effondrer.
— Quel malheur que ce ne soit pas mieux entretenu ! déplora Daldry. Ces palais devaient être superbes dans le temps, soupira-t-il. Ce ne sont plus que les fantômes de splendeurs passées.
Et Daldry distingua dans la froideur du soir le visage défait d’Alice qui fixait la façade noircie de l’édifice.
— Qu’est-ce qui vous arrive, on dirait que vous avez croisé la Sainte Vierge ?
— J’ai déjà vu cette maison, je connais cet endroit, murmura Alice.
— Vous en êtes certaine ? interrogea Daldry surpris.
— Peut-être pas celle-ci, mais une autre tout à fait semblable. Elle apparaissait dans chacun de mes cauchemars et se trouvait dans une ruelle au bout de laquelle un grand escalier descendait vers le bas de la ville.
— Je serais bien tenté de poursuivre plus avant notre promenade pour en avoir le cœur net, mais il serait préférable d’attendre demain. Cette ruelle s’enfonce dans une noirceur peu engageante, un vrai coupe-gorge.
— Il y avait des bruits de pas, poursuivit Alice, perdue dans ses pensées, des gens nous pourchassaient.
— Nous ? Avec qui étiez-vous ?
— Je l’ignore, je ne voyais qu’une main, elle m’entraînait dans une fuite terrifiante. Partons d’ici, Daldry, je ne me sens pas bien.
Daldry saisit Alice et l’emmena vite jusqu’à la grande avenue. Un tramway approchait, Daldry fit de grands signes au chauffeur qui ralentit sa machine. Il aida Alice à grimper sur la plate-forme arrière et la fit s’asseoir sur une banquette. À l’intérieur de la rame, Alice renoua avec la vie. Les passagers échangeaient quelques paroles, un vieux monsieur en costume sombre lisait son journal, trois jeunes hommes chantonnaient en chœur. Le machiniste actionna la manivelle et la rame se remit en mouvement. Le tram remontait vers l’hôtel. Alice ne parlait plus, les yeux fixés sur le dos du conducteur derrière la vitre indigo qui l’isolait des voyageurs.
Le Pera Palas était en vue, Daldry posa sa main sur l’épaule d’Alice, elle sursauta.
— Nous sommes arrivés, dit-il, il faut descendre.
Alice suivit Daldry. Ils traversèrent la grande avenue et entrèrent dans l’hôtel.
Daldry raccompagna Alice jusqu’à la porte de sa chambre. Elle le remercia de l’excellent dîner et s’excusa de sa conduite, ne sachant expliquer elle-même ce qui lui avait pris un peu plus tôt.
— Avoir l’impression de revivre un cauchemar quand on est éveillé est assez troublant, dit Daldry, la mine sombre. Aussi têtue que vous soyez, j’essaierai quand même demain de prendre des renseignements auprès du consulat.
Il lui souhaita une bonne nuit et disparut dans sa chambre.
*
Alice s’assit sur le rebord de son lit et se laissa tomber en arrière, jambes ballantes. Elle observa le plafond un long moment, se redressa d’un bond et se rendit à la fenêtre. Les derniers Stambouliotes se pressaient pour rentrer chez eux, semblant traîner la nuit dans leur sillage. Une pluie froide avait succédé à la bruine du soir, faisant luire les pavés de la rue Isklital. Alice tira le rideau et alla s’asseoir derrière le petit bureau où elle commença la rédaction d’une lettre.
Anton,
Hier, de Vienne, j’écrivais à Carol, mais c’est à toi que je pensais en rédigeant une lettre que j’ai fini par brûler. Je doute de te poster celle-ci, mais qu’importe, j’ai besoin de te parler. Me voici à Istanbul, installée dans un palace d’un luxe que ni toi ni moi n’avons jamais connu. Tu serais fou de ce petit bureau en acajou d’où je t’écris. Tu te souviens quand nous étions adolescents, lorsque nous passions devant les portiers en livrée des grands hôtels et que tu me prenais par la taille comme si nous étions un prince et une princesse en visite à l’étranger ? Je devrais être comblée par cet incroyable voyage, mais Londres me manque, et toi dans Londres, tu me manques aussi. Du plus loin que je m’en souvienne, tu es mon meilleur ami, même si je m’interroge parfois sur la nature de notre amitié.
Je ne sais pas ce que je fais ici, Anton, ni vraiment pourquoi je suis partie. À Vienne j’ai hésité à prendre cet autre avion qui m’éloignait plus encore de ma vie.
Pourtant, dès mon arrivée, j’ai ressenti un sentiment étrange, une sensation qui ne me quitte pas. Celle d’avoir déjà visité ces rues, de reconnaître les bruits de la ville et, plus troublant encore, le souvenir de l’odeur des bois vernis dans un tramway que j’ai pris tout à l’heure. Si tu étais là, je pourrais te confier tout cela, et cela me rassurerait. Mais tu es loin. Quelque part au fond de moi, je suis heureuse de penser que Carol t’a désormais tout à elle. Elle est dingue de toi, et toi, vieil imbécile, tu ne te rends compte de rien. Ouvre les yeux, c’est une fille formidable, même si je suis sûre que de vous voir ensemble me rendrait folle de jalousie. Je sais ce que tu penseras, que j’ai la tête mal faite, mais que veux-tu Anton, je suis comme ça. Mes parents me manquent, être orpheline est un abîme de solitude dont je ne guéris pas. Je t’écrirai encore demain, ou peut-être à la fin de la semaine. Je te raconterai mes journées et, qui sait, si je finis par te poster une de ces lettres, peut-être me répondras-tu.
Je t’envoie de tendres pensées depuis ma fenêtre qui surplombe les rives du Bosphore que je verrai demain dans la clarté du jour.
Prends soin de toi.
Alice
Alice replia la lettre en trois parties égales avant de la ranger dans le tiroir du petit bureau. Puis elle éteignit la lampe, se dévêtit et se glissa dans ses draps, attendant le sommeil.
*
Une main ferme la soulève de terre. Elle devine le parfum de jasmin dans le jupon où son visage est blotti. Les larmes coulent sur ses joues sans qu’elle puisse les retenir. Elle voudrait tant étouffer ses sanglots, mais la peur est trop forte.