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Ils déjeunèrent accoudés à la balustrade. Anton, silencieux, regardait les vagues se faufiler entre les piliers de la jetée. Eddy et Sam refaisaient le monde. Eddy avait pour passe-temps favori de critiquer le gouvernement. Il accusait le Premier ministre de ne rien faire ou pas assez pour les plus démunis, de n’avoir pas su engager de grands travaux pour accélérer la reconstruction de la ville. Après tout, il aurait suffi d’embaucher tous ceux qui n’avaient pas de boulot et ne mangeaient pas à leur faim. Sam lui parlait économie, arguait de la difficulté à trouver de la main-d’œuvre qualifiée, et quand Eddy bâillait, il le traitait d’anarchiste fainéant, ce qui ne déplaisait pas tant que cela à son copain. Ils avaient fait la guerre dans le même régiment et l’amitié qui les liait était indéfectible, quelles que soient leurs divergences d’opinions.

Alice se tenait un peu à l’écart du groupe, pour fuir les odeurs de friture trop soutenues à son goût. Carol la rejoignit, elles restèrent toutes deux un moment sans rien dire, le regard rivé sur le large.

— Tu devrais faire attention à Anton, murmura Carol.

— Pourquoi, il est malade ? interrogea Alice.

— D’amour pour toi ! Pas besoin d’être infirmière pour s’en rendre compte. Passe un jour à l’hôpital, je ferai examiner tes yeux, tu as dû devenir bien myope pour ne pas t’en rendre compte.

— Tu dis n’importe quoi, nous nous connaissons depuis l’adolescence, il n’y a rien d’autre entre nous qu’une très longue amitié.

— Je te demande juste de faire attention à lui, l’interrompit Carol. Si tu éprouves des sentiments à son égard, inutile de tergiverser. Nous serons tous heureux de vous savoir ensemble, vous vous méritez l’un l’autre. Dans le cas contraire, ne sois pas si ambiguë, tu le fais souffrir pour rien.

Alice changea de place pour tourner le dos au groupe et se mettre face à Carol.

— En quoi suis-je ambiguë ?

— En feignant d’ignorer que j’ai le béguin pour lui, par exemple, répondit Carol.

Deux mouettes se régalèrent des restes de poisson et de chips que Carol lança à la mer. Elle jeta sa barquette dans une corbeille et alla retrouver les garçons.

— Tu restes là à guetter le reflux de la marée ou tu viens avec nous ? demanda Sam à Alice. Nous allons nous promener dans la galerie des jeux d’arcade, j’ai repéré une machine où l’on peut gagner un cigare d’un coup de massue, ajouta-t-il en retroussant ses manches.

On alimentait l’appareil à raison d’un quart de penny par tentative. Le ressort sur lequel il fallait frapper, le plus fort possible, envoyait valdinguer en l’air une boule de fonte ; si celle-ci faisait tinter la cloche située à sept pieds de hauteur, on repartait un cigare au bec. Même si c’était loin d’être un havane, Sam trouvait que fumer le cigare avait un chic fou. Il s’y reprit à huit fois et abandonna deux pennies, probablement le double de ce qu’il aurait déboursé pour en acheter un d’aussi mauvaise qualité chez le marchand de tabac, à quelques pas de là.

— File-moi une pièce et laisse-moi faire, dit Eddy.

Sam lui tendit un quart de penny et recula. Eddy souleva la masse comme s’il s’était agi d’un simple marteau et la laissa retomber sur le ressort sans plus d’effort que cela. La boule de fonte jaillit et fit tinter la cloche. Le forain lui remit son gain.

— Celui-ci est pour moi, déclara Eddy, redonne-moi une pièce, je vais essayer de t’en gagner un.

Une minute plus tard, les deux compères allumaient leur cigare, Eddy était ravi, Sam faisait ses comptes à voix basse. À ce prix-là, il aurait pu s’offrir un paquet de cigarettes. Vingt Embassy contre un mauvais cigare, cela laissait à réfléchir.

Les garçons repérèrent le circuit d’autos tamponneuses, ils échangèrent un regard et se retrouvèrent presque aussitôt assis chacun dans une voiture. Tous trois donnaient du volant et écrasaient la pédale d’accélérateur pour percuter les autres, le plus fort possible, sous les regards consternés des filles. À la fin du tour, ils prirent d’assaut le stand de tir. Anton était de loin le plus habile. Pour avoir placé cinq plombs dans le mille, il remporta une théière en porcelaine qu’il offrit à Alice.

Carol, à l’écart du groupe, observait le carrousel où des chevaux de bois tournaient sous des guirlandes illuminées.

Anton s’approcha d’elle et la prit par le bras.

— Je sais, c’est un truc de gosse, soupira Carol, mais si je te disais que je n’en ai jamais fait…

— Tu n’es jamais montée sur un manège quand tu étais petite ? demanda Anton.

— J’ai grandi à la campagne, aucune fête foraine ne s’arrêtait dans mon village. Et, lorsque je suis venue à Londres faire mes études d’infirmière, j’avais passé l’âge et puis la guerre est arrivée et…

— Et maintenant tu voudrais bien faire un tour… Alors, suis-moi, dit Anton en entraînant Carol vers la guérite où l’on achetait les billets, je t’offre ton baptême de chevaux de bois. Tiens, grimpe sur celui-ci, dit-il en désignant une monture à la crinière dorée, les autres me paraissent plus nerveux et, pour une première fois, mieux vaut être prudent.

— Tu ne viens pas avec moi ? demanda Carol.

— Ah non, très peu pour moi, rien que de les regarder, ça me donne le tournis. Mais je te promets de faire un effort, je ne te quitterai pas des yeux.

Une sonnerie retentit, Anton descendit de l’estrade. Le carrousel prit de la vitesse.

Sam, Alice et Eddy se rapprochèrent pour observer Carol, seule adulte au milieu d’une kyrielle de gamins qui se moquaient d’elle et la montraient du doigt. Au deuxième tour, des larmes coulaient sur les joues de leur amie, qui les séchait tant bien que mal d’un revers de la main.

— C’est malin ! dit Alice à Anton en lui assenant un coup sur l’épaule.

— Je pensais bien faire, je ne comprends pas ce qu’elle a, c’est elle qui voulait…

— Faire une promenade à cheval avec toi, imbécile, et non se ridiculiser en public.

— Puisque Anton te dit qu’il voulait bien faire ! rétorqua Sam.

— Si vous étiez un tant soit peu gentlemen, vous iriez la chercher au lieu de rester plantés là.

Le temps que l’un et l’autre se consultent, Eddy avait déjà grimpé sur le carrousel et remontait la file de chevaux, administrant par-ci par-là une giflette aux mômes qui ricanaient trop à son goût. Le manège continuait sa ronde infernale, Eddy arriva enfin à la hauteur de Carol.

— Vous avez besoin d’un palefrenier, à ce qu’il paraît, mam’selle ? dit-il en posant sa main sur la crinière du cheval de bois.

— Je t’en supplie, Eddy, aide-moi à descendre.

Mais Eddy s’installa à califourchon sur la croupe du cheval et enserra la cavalière dans ses bras. Il se pencha à son oreille.

— Si tu crois qu’on va laisser ces petits morveux s’en tirer comme ça ! On va tellement s’amuser qu’ils vont en crever de jalousie. Ne te sous-estime pas, ma vieille, souviens-toi que, pendant que je me pochtronnais dans des pubs, tu portais des brancards sous les bombes. La prochaine fois que nous passerons devant nos imbéciles d’amis, je veux t’entendre rire aux éclats, tu m’as compris ?

— Et comment veux-tu que je fasse ça, Eddy ? demanda Carol en hoquetant.

— Si tu crois être ridicule sur ce canasson au milieu de ces moutards, pense à moi, derrière toi, avec mon cigare et ma casquette.

Et, au tour suivant, Eddy et Carol riaient à gorge déployée.