L’œil d’un tramway surgit des ténèbres. On l’entraîne sous le chambranle d’une porte cochère. Tapie dans l’ombre, elle voit passer la rame illuminée qui file déjà vers un autre quartier. Le son crissant des roues s’efface au loin et la rue redevient silencieuse.
— Viens, ne reste pas là, dit la voix.
Ses pas précipités glissent, butent parfois sur les pavés irréguliers, mais, dès qu’elle manque de trébucher, la main la rattrape.
— Cours, Alice, je t’en prie, sois courageuse. Ne te retourne pas.
Elle aimerait s’arrêter pour reprendre son souffle. Au loin, elle aperçoit une longue colonne d’hommes et de femmes que l’on escorte.
— Pas par là, il faut trouver un autre passage, dit la voix.
Elle rebrousse chemin, recomptant les pas qui lui ont coûté tant d’efforts. Au bout de la rue file un immense cours d’eau, les reflets de lune se promènent sur les flots tourmentés.
— Ne t’approche pas du bord, tu risquerais de tomber. Nous y sommes presque, encore un effort et nous pourrons bientôt nous reposer.
Alice longe la berge, elle contourne une demeure dont les soubassements plongent dans les eaux noires. Soudain l’horizon s’obscurcit, elle relève la tête, une lourde pluie s’abat sur elle.
Alice se réveilla en hurlant, un cri presque animal, celui d’une petite fille en proie à la pire des terreurs. Elle se redressa, paniquée, et alluma la lumière.
Il fallut un long moment avant que les battements de son cœur s’apaisent. Elle enfila un peignoir et avança à la fenêtre. Un orage grondait, déversant des torrents d’eau sur les toits d’Istanbul. Le dernier tramway descendait l’avenue Tepebaşi. Alice repoussa le rideau, décidée à annoncer dès le lendemain à Daldry qu’elle souhaitait rentrer à Londres.
7.
Daldry referma discrètement la porte de sa chambre et avança dans le couloir, veillant à ne faire aucun bruit en passant devant celle d’Alice. Il descendit dans le hall, enfila sa gabardine et demanda au portier de lui appeler un taxi. Le guide ne lui avait pas menti, il avait suffi d’indiquer au chauffeur le nom de la pâtisserie Lebon pour que celui-ci se mette en route. La circulation était déjà dense et il fallut dix minutes à Daldry pour arriver à destination. Can l’attendait, assis à une table, lisant le journal de la veille.
— J’ai cru que vous me feriez un faux pas, dit le guide en se levant pour saluer Daldry. Vous avez faim ?
— Je suis affamé, répondit Daldry, je n’ai pas pris mon petit déjeuner.
Can passa commande auprès du serveur qui apporta à Daldry des petites assiettes garnies de rondelles de concombre, d’œufs durs au paprika, d’olives et de féta, de kasar et de poivrons verts.
— Un thé et des toasts, vous croyez que ce serait possible ? demanda Daldry en regardant avec un drôle d’air les mets que le serveur venait de disposer sur la table.
— Dois-je en conclure que vous avez décidé de m’embaumer comme interprète ? demanda Can.
— Une petite question me traverse l’esprit, et ne prenez pas mal le fait que je vous en fasse part… Vous connaissez mieux Istanbul que la langue anglaise, n’est-ce pas ?
— Je suis le meilleur dans les deux domaines, pourquoi ?
Daldry observa Can et inspira profondément.
— Bon, entrons dans le vif du sujet, et nous verrons ensuite si nous pouvons faire affaire tous les deux, dit-il.
Can sortit un paquet de cigarettes de sa poche et en offrit une à Daldry.
— Jamais à jeun, répondit ce dernier.
— Que cherchez-vous avec exactitude à Istanbul ? questionna Can en craquant une allumette.
— Un mari, chuchota Daldry.
Can recracha la fumée de sa cigarette en toussant.
— Désolé, vous n’avez pas frappé à la bonne personne. J’ai déjà rencontré des demandes extravagantes, mais là, c’est le bonbon ! Je ne fais pas dans ce genre d’affaires.
— Ne soyez pas stupide, ce n’est pas pour moi, mais pour une femme avec laquelle je cherche juste à conclure un marché.
— Quel genre de marché ?
— Une affaire immobilière.
— Si vous voulez acheter une maison ou un appartement, je peux vous coordonner très facilement. Donnez-moi votre budget et je vous présenterai des offres grandement intéressantes. C’est une très bonne idée de vous investir ici. L’économie actuelle est dans une période susceptible, mais Istanbul redeviendra bientôt comme une somptuosité. C’est une ville incommensurable et magnifique. Sa situation cartographique est unique au monde et sa population a des talents dans toutes les spécialités.
— Merci pour votre cours d’économie, ce n’est pas ici que le dossier se traite, mais à Londres où je veux récupérer un appartement voisin du mien.
— Quelle idée drolatique ! Dans ce cas, c’est plus malicieux d’opérer cette affaire en Angleterre, non ?
— Justement, non. Sinon, je n’aurais pas fait tous ces kilomètres et engagé de tels frais. L’appartement que je convoite est occupé par une femme qui n’était pas du tout décidée à s’en éloigner, jusqu’à ce que…
Et Daldry raconta au guide les raisons qui l’avaient conduit jusqu’à Istanbul. Can l’écouta sans l’interrompre, sauf une fois, pour lui demander de répéter les prédictions de la voyante de Brighton, ce que Daldry fit mot pour mot.
— Comprenez-moi, c’était une opportunité à saisir, le moyen de l’éloigner de ce lieu, encore faut-il maintenant faire le nécessaire pour qu’elle le reste.
— Vous ne croyez pas à la voyance ? demanda Can.
— Je suis trop éduqué pour y accorder la moindre signification, répondit Daldry. En vérité, je ne me suis jamais véritablement posé la question, et je n’avais aucune raison de le faire, n’ayant jamais consulté moi-même. Mais, dans le doute, je ne serais pas contre l’idée de donner un petit coup de pouce au destin.
— Vous dépensez beaucoup d’ardeur pour rien. Excusez-moi, mais il suffit d’offrir une somme astronomiquement correcte et cette femme ne pourra pas se refuser. Tout a un prix, croyez-moi.
— Je sais que vous allez trouver la chose difficile à concevoir, mais l’argent ne l’intéresse pas. Elle n’est pas vénale, et moi non plus d’ailleurs.
— Parce que vous ne vouliez pas faire un rendement profitable avec cet appartement ?
— Du tout, ce n’est pas une affaire d’argent. Comme je vous l’ai dit, je suis peintre, et l’appartement en question jouit d’une magnifique verrière, la lumière y est unique. Je veux en faire mon atelier.
— Et il n’y a qu’une seule verrière à Londres ? Il s’avère que je peux vous en présenter à Istanbul quand vous voulez. Il y en a même qui seraient avec carrefour sur rue.
— C’est la seule verrière dans la maison où j’habite ! Ma maison, ma rue, mon quartier, et je n’ai aucune envie d’en partir.
— Je ne comprends pas. Vous faites vos affaires à Londres, alors pourquoi voulez-vous m’embaumer à Istanbul ?
— Pour que vous me trouviez un homme intelligent, honnête et célibataire si possible, capable de séduire la femme dont je vous ai parlé. Si elle en tombe amoureuse, elle aura toutes les raisons de rester ici et, selon l’accord qu’elle et moi avons conclu, je ferai de son appartement mon atelier. Vous voyez, ce n’est pas bien compliqué.
— C’est tout à fait tortionné, vous voulez dire.