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— Vous croyez que je pourrais avoir du thé, du pain et des œufs brouillés, ou je dois aller chercher mon petit déjeuner à Londres ?

Can se retourna pour échanger quelques mots avec le serveur.

— C’est le dernier service bénévole que je vous fais comme faveur, reprit le guide. Votre victime, c’est la femme qui était dans votre entourage hier soir quand nous nous sommes délaissés au bar ?

— Tout de suite les grands mots ! Elle n’est la victime de personne, tout au contraire, je suis convaincu de lui rendre un grand service.

— En manipulant sa vie ? Vous voulez l’expédier dans les bras d’un homme que je dois localiser pour vous contre de l’argent ; si c’est ça votre estimation de l’honnêteté, alors je suis dans la contrainte de vous demander une augmentation subsidiaire de mes honoraires, et un dédommagement précoce de mes frais, car il y aura, c’est incontesté, nécessairement des frais pour vous dénicher cette perle d’exception.

— Ah bon ? Quel genre de frais ?

— Des frais ! Maintenant, renseignez-moi sur les attirances de cette femme.

— Bonne question. Si vous parlez de son genre d’homme, je l’ignore encore, je vais essayer d’en apprendre plus ; en attendant, et pour ne pas perdre de temps, vous n’avez qu’à imaginer tout le contraire de moi. Parlons à présent de vos émoluments afin que je décide si je vous engage ou non.

Can regarda longuement Daldry.

— Désolé, je n’émolue pas.

— C’est encore pire que je ne le craignais, soupira Daldry. Je parle de vos honoraires.

Can observa à nouveau Daldry. Il sortit un crayon de la poche intérieure de son veston, déchira un morceau de la nappe en papier, griffonna un chiffre et fit glisser le papier vers Daldry. Ce dernier prit connaissance de la somme et repoussa le papier vers Can.

— Vous êtes hors de prix.

— Votre demande est en dehors de la normalité standardisée.

— N’exagérons rien !

— Vous avez dit que vous n’avez pas d’attraction pour l’argent, mais vous jouez au marchand comme un tapis.

Daldry reprit le bout de papier, regarda à nouveau la somme inscrite, grommela en le glissant dans sa poche et tendit la main à Can.

— Bon, d’accord, affaire conclue, mais je ne vous paierai vos frais qu’une fois les résultats obtenus.

— Affaire entendue, dit Can, en serrant la main de Daldry. Je vous trouverai cet homme prodigieux, au moment où il le faudra ; parce que si j’ai bien compris votre esprit d’une complication exemplaire, vous devez faire d’autres rencontres avant que la prédiction soit exaucée.

Le serveur apporta enfin le petit déjeuner dont rêvait Daldry.

— C’est exactement cela, dit-il en se délectant à la vue des œufs brouillés. Vous êtes embauché. Je vous présenterai dès aujourd’hui à cette jeune femme, en qualité de guide interprète.

— C’est bien le titre qui s’harmonise avec ma personne, dit Can en souriant généreusement.

Can se leva et salua Daldry, mais, juste avant de sortir, il se retourna.

— Peut-être que vous allez me payer pour rien, peut-être que cette voyante a des pouvoirs extraordinairement clairvoyants, et que vous faites une erreur en contestant d’y croire.

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— Parce que je suis un homme qui pratique l’honnêteté. Qui vous dit que je ne suis pas la deuxième des six personnes dont votre voyante vous a parlé ; après tout, n’est-ce pas le destin qui a décidé que nos routes se croiseraient ?

Et Can se retira.

Songeur, Daldry le suivit du regard, jusqu’à ce qu’il traverse la rue et grimpe dans un tramway. Puis il repoussa son assiette, demanda l’addition au serveur, paya la note et quitta la pâtisserie Lebon.

Il avait décidé de rentrer à pied. De retour à l’hôtel, il aperçut Alice, assise au bar, lisant un quotidien en anglais. Il avança vers elle.

— Mais où étiez-vous ? demanda-t-elle en le voyant. Je vous ai fait appeler dans votre chambre et vous ne répondiez pas, le concierge a fini par m’avouer que vous étiez sorti. Vous auriez pu me laisser un mot, je me suis inquiétée.

— C’est adorable, mais je suis juste allé me promener. J’avais envie de prendre l’air, et je ne voulais pas vous réveiller.

— Je n’ai presque pas dormi de la nuit. Commandez-vous quelque chose, il faut que je vous parle, dit Alice d’un ton décidé.

— Ça tombe bien, j’ai soif et moi aussi il faut que je vous parle, répondit Daldry.

— Alors vous le premier, dit Alice.

— Non, vous d’abord, oh, et puis d’accord, moi d’abord. J’ai réfléchi à votre proposition d’hier et j’accepte d’embaucher ce guide.

— Je vous avais proposé l’exact contraire, répondit Alice.

— Ah, comme c’est étrange, j’ai dû mal comprendre. Peu importe, nous gagnerons en effet un temps précieux. Je me suis dit que courir la campagne en ce moment serait ridicule, la saison n’étant pas propice à la floraison. Un guide pourrait nous conduire aisément chez les meilleurs artisans parfumeurs de la ville. Leurs travaux pourraient vous inspirer, qu’en pensez-vous ?

Alice, perplexe, se sentit redevable des efforts que faisait Daldry.

— Oui, vu sous cet angle, c’est une bonne idée.

— Je suis enchanté que cela vous fasse plaisir. Je vais demander au concierge de nous organiser un rendez-vous avec lui en début d’après-midi. À votre tour maintenant, de quoi vouliez-vous me parler ?

— Rien d’important, dit Alice.

— C’est la literie qui vous a empêchée de dormir ? J’ai trouvé mon matelas beaucoup trop mou, j’avais l’impression de sombrer dans une motte de beurre. Je peux demander que l’on vous change de chambre.

— Non, le lit n’y est pour rien.

— Vous avez fait un nouveau cauchemar ?

— Non plus, mentit Alice. Le dépaysement probablement, je finirai par m’accoutumer.

— Vous devriez aller vous reposer, j’espère que nous entamerons nos recherches dès cet après-midi, vous aurez besoin d’être en forme.

Mais Alice avait d’autres envies en tête que celle de se reposer. Elle demanda à Daldry si, en attendant leur guide, il voyait un inconvénient à retourner dans la ruelle qu’ils avaient empruntée la veille.

— Je ne suis pas certain de la retrouver, dit Daldry, mais nous pouvons toujours essayer.

Alice se souvenait parfaitement du chemin. Une fois sortie de l’hôtel, elle guida Daldry sans aucune hésitation.

— Nous y sommes, dit-elle en apercevant le konak[3] dont l’encorbellement penchait dangereusement au-dessus de la chaussée.

— Lorsque j’étais enfant, dit Daldry, je passais des heures à regarder les façades des maisons, rêvant à ce qui pouvait se passer derrière leurs murs. Je ne sais pas pourquoi, mais la vie des autres me fascinait, j’aurais voulu savoir si elle ressemblait à la mienne ou si elle s’en distinguait. J’essayais d’imaginer le quotidien des enfants de mon âge, jouant et créant du désordre dans ces maisons qui deviennent avec les années le centre de leur monde. Le soir, en regardant les fenêtres éclairées, j’inventais de grands dîners, des soirs de fête. Ce konak doit être à l’abandon depuis longtemps pour se trouver dans un pareil état de délabrement. Que sont devenus ses habitants, pourquoi a-t-il été déserté ?

— Nous avions presque le même jeu, dit Alice. Je me souviens que, dans l’immeuble en face de celui où j’ai grandi, vivait un couple que j’épiais depuis la fenêtre de ma chambre. L’homme rentrait invariablement à dix-huit heures, au moment où je commençais mes devoirs. Je le voyais, dans son salon, ôter son manteau et son chapeau et s’affaler dans un fauteuil. Sa femme lui apportait un apéritif, elle repartait avec le manteau et le chapeau de l’homme ; il dépliait son journal et le lisait encore lorsqu’on m’appelait pour dîner. Quand je revenais dans ma chambre, les rideaux de l’appartement d’en face étaient tirés. Je détestais ce type qui se faisait servir sans adresser un mot à sa femme. Un jour, alors que nous nous promenions avec ma mère, je l’ai vu, marchant vers nous. Plus il s’approchait et plus mon cœur s’emballait. L’homme a ralenti l’allure pour nous saluer. Il m’a décoché un grand sourire, un sourire qui voulait dire : « C’est toi la petite gamine effrontée qui m’épie depuis la fenêtre de sa chambre, tu crois que je n’ai pas repéré ton manège ? » J’étais certaine qu’il allait vendre la mèche et j’ai eu encore plus peur. Alors je l’ai ignoré, ni sourire ni bonjour, et j’ai tiré ma mère par la main. Elle m’a reproché mon impolitesse. Je lui ai demandé si elle connaissait cet homme, elle m’a répondu que j’étais aussi mal élevée qu’inattentive, l’homme en question tenait l’épicerie au coin de la rue où nous vivions. L’épicerie, je passais tous les jours devant, il m’était arrivé d’y entrer, mais c’était une jeune femme qui servait au comptoir. C’était sa fille, m’apprit ma mère ; elle travaillait avec son père et s’occupait de lui depuis qu’il était veuf. Mon amour-propre en a pris un sacré coup, je me croyais la reine des observatrices…