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— Lorsque l’imagination est confrontée à la réalité, cela fait parfois des dégâts, dit Daldry en avançant dans la petite rue. J’ai longtemps cru que la jeune servante qui travaillait chez mes parents en pinçait pour moi, j’étais certain d’en avoir les preuves. Eh bien elle était en fait éprise de ma sœur aînée. Ma sœur écrivait des poèmes, la servante les lisait en cachette. Elles s’aimaient follement dans la plus grande discrétion. La servante faisait semblant de se pâmer devant moi pour que ma mère ne découvre rien de cette idylle inavouable.

— Votre sœur aime les femmes ?

— Oui, et n’en déplaise à la morale des esprits étroits, c’est bien plus honorable que de n’aimer personne. Et si nous allions maintenant inspecter cette mystérieuse ruelle, c’est pour cela que nous sommes ici, n’est-ce pas ?

Alice ouvrit la marche. Le vieux konak au bois noirci semblait guetter silencieusement ces intrus, mais, au bout de la ruelle, il n’y avait aucun escalier et rien ne ressemblait au cauchemar d’Alice.

— Je suis désolée, dit-elle, je vous ai fait perdre votre temps.

— Pas du tout, cette petite promenade m’a ouvert l’appétit, et puis j’ai repéré en bas de l’avenue un café qui m’a l’air bien plus pittoresque que la salle à manger de l’hôtel. Vous n’avez rien contre le pittoresque ?

— Non, bien au contraire, dit Alice en prenant Daldry par le bras.

Le café était bondé, le nuage de fumée de cigarettes qui flottait dans l’air était si dense qu’on entrevoyait à peine le fond de la salle. Daldry y repéra néanmoins une petite table ; il entraîna Alice en se frayant un chemin au milieu des clients. Alice s’installa sur la banquette et, pendant tout le repas, ils continuèrent à parler de leur enfance. Daldry était issu d’une famille bourgeoise où il avait grandi entre frère et sœur, Alice était fille unique et ses parents d’un milieu plus modeste. Leur jeunesse avait été marquée par une certaine solitude, une solitude qui ne dépend ni de l’amour reçu ni de celui qui a manqué, mais de soi. Tous deux avaient aimé la pluie, mais détesté l’hiver, tous deux avaient rêvé sur les bancs de l’école, connu un premier amour en été et une première rupture au début de l’automne. Il avait haï son père, elle avait idolâtré le sien. En ce mois de janvier 1951, Alice faisait goûter à Daldry son premier café turc. Daldry scruta le fond de sa tasse.

— Ici, il est coutume de lire l’avenir dans le marc de café, je me demande ce que nous raconterait le vôtre.

— Nous pourrions aller consulter une liseuse de marc de café. Nous verrions si ses prédictions corroborent celles de la voyante de Brighton, répondit Alice, pensive.

Daldry regarda sa montre.

— Ce serait intéressant. Mais plus tard. Il est temps de rejoindre l’hôtel, nous avons rendez-vous avec notre guide.

*

Can les attendait dans le hall. Daldry le présenta à Alice.

— Vous êtes, madame, encore plus admirable de près que de loin ! s’exclama Can, courbé et rougissant en lui faisant un baisemain.

— C’est très gentil de votre part, j’imagine qu’il est préférable que ce soit dans ce sens-là, non ? demanda-t-elle en se retournant vers Daldry.

— Certainement, répondit-il, agacé par la familiarité dont Can avait fait preuve.

Mais, à en juger par le pourpre de ses joues, le compliment du guide avait été tout à fait spontané.

— Je vous présente aussitôt mon pardon, dit Can. Je ne voulais pas du tout vous contrarier, c’est simplement que vous êtes inévitablement plus ravissante à la lumière du jour.

— Je crois que nous avons compris l’idée, dit Daldry d’un ton sec, on peut passer à autre chose ?

— Tout à fait parfaitement, Votre Excellence, répondit Can, bafouillant de plus belle.

— Daldry m’a dit que vous étiez le meilleur guide d’Istanbul, enchaîna Alice pour détendre l’atmosphère.

— C’est exactement vrai, répondit Can. Et je suis à votre disposition des plus totales.

— Et aussi le meilleur interprète ?

— Voilà également, répondit Can, dont le visage virait au vermeil.

Et Alice éclata de rire.

— Au moins, nous n’allons pas nous ennuyer, je vous trouve extrêmement sympathique, dit-elle en se ressaisissant. Venez, allons nous installer au bar, pour discuter de ce qui nous réunit tous les trois.

Can précéda Daldry qui le tançait du regard.

— Je peux vous faire rencontrer tous les parfumeurs d’Istanbul. Ils ne sont pas nombreux, mais ils sont parfaitement excellents dans leur domaine, affirma Can après avoir écouté longuement Alice. Si vous restez à Istanbul jusqu’au commencement du printemps, je vous ferai aussi visiter la campagne, nous avons des roseraies sauvages extraordinairement splendides, des collines accueillant des figuiers, des tilleuls, des cyclamens, du jasmin…

— Je ne pense pas que nous resterons si longtemps, répondit Alice.

— Ne dites pas ça, qui sait ce que l’avenir va vous offrir ? répondit Can qui reçut aussitôt un coup de pied de Daldry sous la table.

Il sursauta et retourna à Daldry son regard furieux.

— J’ai besoin de l’après-midi pour vous organiser ces introductions, dit Can, je vais exécuter quelques appels téléphoniques et je pourrai venir vous chercher demain matin ici même.

Alice était excitée comme une enfant à la veille de Noël. L’idée de rencontrer des confrères turcs, de pouvoir étudier leurs travaux l’enchantait et avait chassé toute envie de renoncer à ce voyage.

— Je suis ravie, je vous remercie, dit-elle à Can en lui serrant la main.

En se levant, Can demanda à Daldry s’il pouvait l’accompagner dans le hall, il avait un mot à lui dire.

Devant la porte à tambour, Can se pencha vers Daldry.

— Mes tarifs viennent de subir une augmentation !

— Et pourquoi donc ? Nous avions pourtant convenu d’un prix !

— C’était avant de recevoir votre pied avec fureur sur ma jambe. À cause de vous, je vais peut-être déboîter demain, ce qui me retardera.

— Vous n’allez pas faire votre chochotte, je vous ai à peine effleuré, et uniquement pour vous empêcher de faire une gaffe.

Can considéra Daldry avec le plus grand sérieux.

— D’accord, admit Daldry, je m’excuse, désolé d’avoir eu ce geste malheureux, même s’il était nécessaire. Mais reconnaissez que vous n’avez pas été très adroit.