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— Je n’augmenterai pas mes tarifications, mais seulement parce que votre amie est d’un grand ravissement, et que mon travail sera bien plus facile.

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

— Que je pourrai trouver dans la journée cent hommes qui rêveraient de l’enjôler. À demain, dit Can en s’engouffrant dans la porte à tambour.

Daldry resta pensif et retourna auprès d’Alice.

— Qu’est-ce qu’il vous disait que je ne pouvais entendre ?

— Rien d’important, nous discutions de sa rémunération.

— Je veux que vous teniez des comptes de toutes vos dépenses, Daldry, cet hôtel, nos repas, ce guide, sans oublier notre voyage, je vous rembourserai…

— … au shilling près, je sais, vous me l’avez assez répété. Mais que vous le vouliez ou non, à table, vous êtes mon invitée. Que nous soyons en affaires est une chose, que je me conduise en gentleman en est une autre et je n’y dérogerai pas. D’ailleurs, si nous buvions quelque chose pour célébrer cela ?

— Célébrer quoi ?

— Je ne sais pas, faut-il absolument avoir une raison ? J’ai soif, nous n’avons qu’à fêter le fait d’avoir embauché notre guide.

— Il est un peu tôt pour moi, je vais aller me reposer, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

Alice laissa Daldry au bar. Il la regarda s’élever dans la cabine d’ascenseur, lui fit un petit sourire en coin et attendit qu’elle ait disparu pour commander un double scotch.

*

À l’extrémité d’un ponton en bois se balance une barque. Alice grimpe dedans et s’assied dans le fond. Un homme détache la corde qui les relie à l’embarcadère. La rive s’éloigne, Alice cherche à comprendre pourquoi le monde est ainsi fait, pourquoi les cimes des grands pins semblent, dans la noirceur de la nuit, se refermer sur son passé.

Le courant est violent, la barque tangue dangereusement en traversant le sillage d’un bateau qui s’éloigne. Alice voudrait s’agripper aux deux bords, mais ses bras sont trop courts. Elle cale ses pieds sous la planchette où le passeur est assis, lui tournant le dos. Chaque fois que la barque plonge dans le creux d’une vague, une présence rassurante la retient.

Le vent du nord se lève et chasse les nuages, la clarté de la lune jaillit non du ciel, mais de la profondeur des eaux.

La barque accoste, le marin l’empoigne et la hisse sur la berge.

Elle escalade une colline plantée de cyprès et redescend dans le repli sombre d’une vallée. Elle marche sur un chemin de terre humide dans la fraîcheur d’un soir d’automne. La pente est raide, elle s’accroche aux buissons, visant une petite lumière qui scintille au loin.

Alice longe les ruines d’une ancienne forteresse ou d’un ancien palais, recouvertes de vigne sauvage.

L’odeur des cèdres se mêle à celle des genêts et, un peu plus loin, du jasmin. Alice voudrait ne jamais oublier ces odeurs qui se succèdent. La lumière s’est amplifiée, une lampe à huile accrochée au bout d’une chaîne éclaire une porte en bois. Elle s’ouvre sur un jardin de tilleuls et de figuiers. Alice songe à voler un fruit, elle a faim. Elle voudrait goûter la chair rouge et pulpeuse. Elle tend la main, saisit deux figues et les cache au fond de sa poche.

Elle pénètre dans la cour d’une maison. Une voix douce qui lui est étrangère lui dit de ne pas avoir peur, elle n’a plus rien à craindre, elle va pouvoir se laver, manger, boire et dormir.

Un escalier en bois mène à l’étage, les marches gémissent sous les pas d’Alice, elle se retient à la rambarde, essayant de se faire plus légère.

Elle entre dans une petite pièce qui sent la cire d’abeille. Alice ôte ses vêtements, les plie et les range soigneusement sur une chaise. Elle avance vers une bassine en fer, croit voir son reflet dans l’eau tiède, mais la surface se trouble.

Alice voudrait boire cette eau, elle a soif et sa gorge est si sèche que l’air y entre péniblement. Ses joues la brûlent, sa tête est comme dans un étau.

— Va-t’en, Alice. Tu n’aurais pas dû revenir. Rentre chez toi, il n’est pas trop tard.

*

Alice ouvrit les yeux, elle se releva, brûlante de fièvre, le corps engourdi, les membres faibles. Prise de nausée, elle se précipita vers la salle de bains.

De retour dans sa chambre, grelottante, elle appela la réception et demanda au concierge de lui envoyer un médecin sans tarder et que l’on prévienne M. Daldry.

Le docteur, à son chevet, diagnostiqua une intoxication alimentaire et prescrivit des médicaments que Daldry s’empressa d’aller chercher à la pharmacie. Alice serait vite rétablie. Ce genre de désagrément arrivait souvent aux touristes, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter.

En début de soirée, le téléphone sonna dans la chambre d’Alice.

— Je n’aurais jamais dû vous laisser manger ces fruits de mer, je me sens terriblement coupable, dit Daldry qui l’appelait de sa chambre.

— Ce n’est pas de votre faute, répondit Alice, vous ne m’avez pas forcée. Ne m’en veuillez pas, mais je vais vous laisser dîner seul, je me sens bien incapable de supporter la moindre odeur de nourriture, rien que de vous en parler me retourne l’estomac.

— Alors n’en parlez pas, d’ailleurs moi aussi je vais jeûner ce soir, par solidarité, cela me fera le plus grand bien. Un petit bourbon et au lit.

— Vous buvez trop, Daldry, et vous buvez inutilement.

— Vu votre état, vous n’êtes pas bien placée pour me donner des conseils de santé. Sans faire de mauvais esprit, je me trouve plus en forme que vous.

— Pour ce soir, vous n’avez pas tort, mais pour demain et les jours à venir, je pense avoir raison.

— La raison serait que vous vous reposiez au lieu de vous préoccuper de moi. Dormez autant que vous le pourrez, prenez vos médicaments et, si le médecin nous a dit vrai, j’aurai plaisir à vous retrouver vaillante au matin.

— Vous avez eu des nouvelles de notre guide ?

— Pas encore, dit Daldry, mais j’attends son appel, d’ailleurs je devrais libérer la ligne et vous laisser dormir.

— Bonne nuit, Ethan.

— Bonne nuit, Alice.

Elle raccrocha et ressentit une appréhension à l’idée d’éteindre sa lampe de chevet. Elle la laissa allumée, et s’endormit peu après. Cette nuit-là, aucun cauchemar ne vint troubler son sommeil.

*

L’artisan parfumeur vivait à Cihangir. Sa maison, perchée sur un terrain vague des hauteurs du quartier, était reliée à celle de son voisin par une corde à linge où pendaient blouses, pantalons, chemises, caleçons et même un uniforme. Grimper la rue pavée par jour de pluie n’était pas une mince affaire, le dolmuş s’y reprit à deux fois. La Chevrolet patinait et l’embrayage empestait le caoutchouc brûlé. Le chauffeur, qui n’aurait jamais mis en cause la gomme lisse de ses pneumatiques, râlait. Il n’aurait pas dû accepter la course, et il n’y avait rien à voir pour des touristes sur les hauteurs de Cihangir. Daldry, qui avait pris place à l’avant, glissa un billet sur la banquette de la vieille Chevrolet et le chauffeur finit par se taire.

Can tenait Alice par le bras pendant qu’ils traversaient le terrain vague, « pour qu’elle ne mette pas les pieds dans un trou rempli d’eau », dit-il.

La petite bruine qui tombait sur la ville n’aurait pas détrempé le sol avant la fin du jour, mais Can se voulait prévoyant. Alice se sentait mieux, encore assez faible cependant pour apprécier l’attention que Can lui portait. Daldry se garda de tout commentaire.