Ils entrèrent dans la maison ; la pièce où travaillait le parfumeur était spacieuse. Des braises rougeoyantes se consumaient sous un grand samovar et la chaleur qui s’en dégageait embuait les vitres poussiéreuses de l’atelier.
L’artisan, qui ne comprenait pas pourquoi deux Anglais étaient venus de Londres lui rendre visite, bien qu’il en fût honoré, leur offrit du thé et des petits gâteaux nappés de sirop.
— C’est ma femme qui les fait, dit-il à Can, qui traduisit aussitôt que l’épouse du parfumeur était la meilleure pâtissière de Cihangir.
Alice se laissa guider jusqu’à l’orgue de l’artisan parfumeur. Il lui fit sentir quelques-unes de ses compositions ; les notes sur lesquelles il travaillait étaient soutenues, mais harmonieuses. Des parfums orientaux de bonne facture, qui n’avaient cependant rien de très original.
Au bout de la longue table, Alice repéra un coffret rempli de fioles dont les couleurs piquèrent sa curiosité.
— Je peux ? demanda-t-elle en attrapant un petit flacon rempli d’un liquide vert étrange.
Can n’avait pas fini de traduire sa demande que l’artisan reprit le flacon des mains d’Alice et le remit à sa place dans le coffret.
— Il dit que cela n’a aucun grand intérêt, que ce sont juste des expériences avec lesquelles il s’amuse, dit Can. Un passe-temps.
— Je serais curieuse de les sentir.
L’artisan accepta dans un haussement d’épaules. Alice souleva le bouchon et fut étonnée. Elle prit une bandelette de papier, la trempa dans le liquide et la passa sous son nez. Elle reposa le flacon, exécuta les mêmes gestes avec une deuxième fiole, une troisième, et se retourna, stupéfaite, vers Daldry.
— Alors ? demanda Daldry jusque-là silencieux.
— C’est incroyable, il a recréé une véritable forêt dans ce coffret. Je n’aurais jamais eu cette idée. Sentez vous-même, dit Alice en trempant une nouvelle bandelette de papier dans un flacon, on se croirait allongé à même la terre, au pied d’un cèdre.
Elle posa la mouillette sur la table, en prit une autre qu’elle trempa dans une fiole et l’agita quelques instants avant de la présenter à Daldry.
— Sur celle-ci, c’est une senteur de résine de pin et dans cet autre flacon, dit-elle en ôtant le bouchon, c’est une odeur de pré humide, une note légère de colchiques mêlées à des fougères. Et là, sentez encore, de la noisette…
— Je ne connais personne qui voudrait se parfumer à la noisette, grommela Daldry.
— Ce n’est pas pour le corps, ce sont des arômes d’ambiance.
— Vous croyez vraiment qu’il y aurait un marché pour des parfums d’ambiance ? Et qu’est-ce d’ailleurs qu’un parfum d’ambiance ?
— Songez au plaisir de retrouver chez soi les senteurs de la nature. Imaginez que nous puissions diffuser dans des appartements le parfum des saisons.
— Des saisons ? interrogea Daldry, étonné.
— Faire durer l’automne quand arrive l’hiver, faire naître en janvier le printemps avec son cortège de floraisons, faire jaillir des odeurs de pluie en été. Une salle à manger où flotterait l’odeur de citronnier, une salle de bains parfumée à la fleur d’oranger, des parfums d’intérieur qui ne seraient pas des encens, c’est une idée inouïe !
— Eh bien, puisque vous le dites, il ne nous reste plus qu’à sympathiser avec ce monsieur qui a l’air aussi surpris que moi de votre excitation.
Alice se tourna vers Can.
— Pourriez-vous lui demander comment il réussit à faire tenir aussi longtemps cette note de cèdre ? dit Alice en respirant la mouillette qu’elle avait récupérée sur l’orgue à parfums.
— Quelle note ? demanda Can.
— Demandez-lui comment il a fait pour que le parfum résiste aussi longtemps à l’air ambiant.
Et pendant que Can traduisait du mieux qu’il le pouvait la conversation entre Alice et l’artisan parfumeur, Daldry s’approcha de la fenêtre et regarda le Bosphore, qui apparaissait troublé derrière la buée des carreaux. Si ce n’était pas du tout ce qu’il avait espéré en se rendant à Istanbul, pensa-t-il, il était possible qu’Alice fasse un jour sa fortune, et, aussi étrange que cela pût paraître, il s’en fichait éperdument.
*
Alice, Can et Daldry remercièrent l’artisan de la matinée qu’il leur avait consacrée. Alice promit de revenir très vite. Elle espérait qu’ils pourraient bientôt travailler ensemble. L’artisan n’aurait jamais cru que sa passion secrète puisse un jour inspirer de l’intérêt à quiconque. Mais, ce soir, il pourrait dire à sa femme que ces soirées durant lesquelles il veillait si tard dans son atelier, ces dimanches qu’il passait à parcourir les collines, à arpenter vallées et sous-bois pour y cueillir toutes sortes de fleurs et végétaux, n’étaient pas le passe-temps d’un vieux fou, comme elle le lui reprochait si souvent, mais un travail sérieux qui avait captivé une parfumeuse anglaise.
— Ce n’est pas que je me sois ennuyé, dit Daldry en regagnant la rue, je n’ai simplement rien mangé depuis hier midi et je ne serais pas contre un petit encas.
— Vous êtes réjouie de cette visite ? demanda Can à Alice, en ignorant Daldry.
— Je suis folle de joie, l’orgue de cet homme est une véritable caverne d’Ali Baba, c’est une merveilleuse rencontre que vous avez organisée, Can.
— Je suis ravi de votre enchantement qui m’enchante, répondit Can, le visage empourpré.
— Un-deux, un-deux-trois ! s’exclama Daldry en parlant dans le creux de sa main, ici Londres, est-ce que vous m’entendez ?
— Cela dit, mademoiselle Alice, je dois vous informer que certains mots de votre vocabulaire m’échappent et me sont très difficiles à traduire. Par exemple, je n’ai pas vu d’instrument de musique qui ressemble à une caverne de babas dans la maison de cet homme, reprit Can sans prêter la moindre attention à Daldry.
— Je m’en excuse, Can, c’est un jargon propre à mon métier, je prendrai le temps de vous en expliquer les subtilités et vous serez l’interprète d’Istanbul le plus qualifié en parfumerie.
— C’est une spécialité qui me plairait bien, je vous en serai toujours reconnaissant, mademoiselle Alice.
— Bon, grommela Daldry, je dois être devenu aphone, apparemment, personne n’entend ce que je dis ! J’ai faim ! Pourriez-vous nous indiquer où nous restaurer sans que Mlle Alice tombe malade ?!
Can le regarda avec insistance.
— J’avais l’intention de vous diriger dans un endroit que vous n’êtes pas près d’oublier.
— À la bonne heure, il a remarqué que j’étais là !
Alice se rapprocha de Daldry et chuchota à son oreille.
— Vous n’êtes pas très aimable avec lui.
— Sans blague, parce que vous le trouvez aimable avec moi ? J’ai faim. Je vous rappelle que j’ai jeûné par solidarité, mais puisque vous faites bande à part avec notre fabuleux guide, je me désolidarise.
Alice adressa un regard affligé à Daldry et rejoignit Can qui se tenait à l’écart.
Ils descendirent les ruelles escarpées jusqu’à la partie basse de Cihangir. Daldry arrêta un taxi et demanda à Can et à Alice s’ils se joignaient à lui ou s’ils préféraient prendre une autre voiture. Il s’installa d’autorité sur la banquette arrière et ne laissa d’autre choix à Can que de prendre place à côté du chauffeur.
Can communiqua une adresse en turc et ne se retourna pas pendant tout le trajet.