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Les mouettes immobiles paressaient sur les balustrades des quais.

— Nous allons là-bas, dit Can, désignant une baraque en bois au bout d’un embarcadère.

— Je ne vois pas de restaurant, protesta Daldry.

— Parce que vous ne savez pas bien regarder, répondit courtoisement Can, ce n’est pas un lieu pour les touristes. L’endroit ne resplendit pas de luxe, mais vous allez vous délecter.

— Et vous n’auriez pas, par hasard, quelque chose d’aussi prometteur que ce boui-boui, mais qui aurait un peu plus de charme ?

Daldry désigna les grandes maisons dont les fondations plongeaient dans le Bosphore. Le regard d’Alice se figea sur l’une de ces demeures dont la façade blanche se distinguait des autres.

— Vous avez eu une nouvelle apparition ? demanda Daldry d’un ton moqueur. Vous faites une de ces têtes.

— Je vous ai menti, balbutia Alice. L’autre nuit, j’ai fait un cauchemar encore plus réaliste que les précédents et, dans ce cauchemar, j’ai vu une maison semblable à celle-ci.

Les mâchoires serrées, Alice fixait la bâtisse blanche. Can ne comprenait pas ce qui semblait soudain inquiéter sa cliente.

— Ce sont des yalis, dit le guide d’une voix posée, des habitations de villégiature, vestiges de la splendeur de l’Empire ottoman. Elles étaient très appréciées au XIXe siècle. Elles le sont moins maintenant, les propriétaires sont désargentés par les frais de chauffage en hiver, la plupart d’entre elles auraient besoin d’être rafistolées.

Daldry prit Alice par les épaules et la força à regarder vers le Bosphore.

— Je ne vois que deux possibilités. Soit vos parents ont poursuivi leur unique voyage au-delà de Nice et vous étiez trop jeune pour vous souvenir de ce qu’ils vous en ont dit. Soit ils possédaient un livre sur Istanbul que vous avez lu dans votre enfance et vous l’avez oublié. Les deux possibilités ne sont d’ailleurs pas incompatibles.

Alice n’avait aucun souvenir de sa mère ou de son père lui parlant d’Istanbul, et elle avait beau revisiter dans sa mémoire toutes les pièces de l’appartement de ses parents, leur chambre et son grand lit avec sa couverture grise, la table de chevet de son père où se trouvaient un étui à lunettes en cuir et un petit réveil, celle de sa mère avec une photo d’elle, prisonnière de ses cinq ans dans un cadre en argent, la malle au pied du lit, le tapis strié de rouge et de brun, la salle à manger, sa table en acajou et ses six chaises assorties, le buffet-vitrine où reposait de la vaisselle en porcelaine précieusement gardée pour les jours de fête, mais dont on ne se servait jamais, le Chesterfield où la famille s’installait pour écouter le feuilleton radiophonique du soir, la petite bibliothèque, les livres que sa mère lisait… rien de tout cela n’avait de lien avec Istanbul.

— Si vos parents sont entrés en Turquie, suggéra Can, il réside peut-être des traces de leur passage auprès des autorités concernées. Demain, le consulat britannique organise une soirée cérémonieuse, votre ambassadeur revient particulièrement d’Ankara pour accueillir une longue délégation militaire et autant d’officiers de mon gouvernement, annonça fièrement Can.

— Et comment savez-vous cela ? demanda Daldry.

— Parce que je suis à l’évidence le meilleur guide d’Istanbul ! Bon, d’accord, il y avait un article ce matin dans le journal. Et comme je suis tout autant le meilleur interprète de la ville, je suis inquisitionné pour la cérémonie.

— Vous êtes en train de nous annoncer que nous devrons nous passer de vos services demain soir ? demanda Daldry.

— J’allais vous proposer de vous faire convoyer à cette fête.

— Ne plastronnez pas, le consul ne va pas inviter tous les Anglais qui séjournent à Istanbul en ce moment, rétorqua Daldry.

— Je ne sais pas ce que veut dire plastronner, mais je vais étudier ce mot. En attendant, la jeune secrétaire qui s’occupe de la liste des invitations se fera un plaisir de me rendre le service d’y inscrire vos noms, elle ne peut rien refuser à Can… Je vous ferai porter des laissez-passer à votre hôtel.

— Vous êtes un drôle de type, Can, dit Daldry. Après tout, si cela vous fait plaisir, poursuivit-il en se retournant vers Alice, nous pourrions nous présenter à l’ambassadeur et lui demander l’aide des services consulaires. À quoi servent nos administrations si l’on ne peut même pas leur demander un petit coup de main quand on a besoin d’elles ! Alors, qu’en pensez-vous ?

— Il faut que j’en aie le cœur net, soupira Alice, je veux comprendre pourquoi ces cauchemars sont si réalistes.

— Je vous promets de tout faire pour lever le voile sur ce mystère, mais après avoir avalé quelque chose, sinon c’est vous qui allez bientôt devoir vous occuper de moi, je suis au bord de la syncope et j’ai une soif épouvantable.

Can pointa du doigt le restaurant de pêcheurs au bout de l’embarcadère. Puis il s’éloigna et alla s’asseoir sur un plot.

— Bon appétit, dit-il, bras croisés, d’un ton détaché, je vous attends là, sans bouger de ce quai.

Le regard incendiaire qu’Alice lui lança n’échappa pas à Daldry, il fit un pas vers Can.

— Mais qu’est-ce que vous faites assis sur ce truc, vous ne croyez tout de même pas que nous allons vous laisser là tout seul dans ce froid ?

— Je ne tiens pas à vous importuner, répondit le guide et je vois bien que je vous démange. Allez vous restaurer, j’ai l’habitude des hivers d’Istanbul et de la pluie aussi.

— Ah, ne faites pas votre mauvaise tête ! protesta Daldry, et, puisqu’il s’agit d’un restaurant local, comment pourrai-je me faire comprendre sans avoir à mes côtés le meilleur interprète de la ville ?

Can fut ravi du compliment et accepta l’invitation.

Le repas et la générosité de l’accueil dépassèrent toutes les attentes de Daldry. Au moment du café, il sembla soudain atteint d’une mélancolie qui surprit Can et Alice. L’alcool aidant, il finit par avouer se sentir terriblement coupable d’avoir nourri quelques préjugés sur cet établissement. Une cuisine simple et excellente pouvait être servie entre des murs modestes, dit-il, et, buvant un quatrième raki, il laissa échapper de longs soupirs.

— C’est l’émotion, dit-il. Cette sauce qui accompagnait mon poisson, la délicatesse de ce dessert, je vais d’ailleurs en reprendre, c’était tout simplement bouleversant. Je vous en prie, continua-t-il d’une voix gémissante, présentez mes sincères excuses au patron et, surtout, promettez-moi de nous faire découvrir au plus vite d’autres endroits comme celui-ci. Dès ce soir par exemple ?

Daldry leva la main au passage du serveur pour qu’il remplisse son verre.

— Je crois que vous avez assez bu, Daldry, dit Alice en le forçant à reposer son verre.

— Je reconnais que ce raki m’est un peu monté à la tête. C’est que j’étais à jeun lorsque nous sommes entrés, et j’avais terriblement soif.

— Apprenez donc à vous désaltérer à l’eau, suggéra Alice.

— Vous êtes folle, vous voulez que je rouille ?

Alice fit signe à Can de l’aider, ils prirent Daldry, chacun par un bras, et l’escortèrent vers la sortie ; Can salua le patron qui s’amusait de l’état dans lequel son client s’était mis.

L’air frais fit tourner la tête de Daldry. Il s’assit sur un plot et, pendant que Can guettait un taxi, Alice resta près de lui, veillant à ce qu’il ne tombe pas à l’eau.

— Peut-être qu’une petite sieste me ferait du bien, souffla Daldry en fixant le large.

— Je crois qu’elle s’impose, répondit Alice. Je pensais que vous étiez supposé me chaperonner, et non le contraire.

— Je vous présente mes excuses, gémit Daldry. Je vous le promets : demain, pas une goutte d’alcool.