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— Vous avez intérêt à tenir cette promesse, répondit Alice d’une voix sévère.

Can avait réussi à arrêter un dolmuş, il revint vers Alice, l’aida à caler Daldry sur la banquette arrière et prit place à l’avant.

— Nous allons convoyer votre ami à la portière de votre hôtel et j’irai ensuite au consulat m’occuper de vos invitations. Je les présenterai enveloppées auprès du concierge, dit-il en regardant Alice dans le miroir de courtoisie du pare-soleil qu’il avait abaissé.

— Raccompagner votre ami jusqu’à la porte de votre hôtel et remettre au concierge, dans une enveloppe…, souffla Alice.

— Je devinais ma phrase mal formulée, mais en quoi, je ne le savais pas précisément. Merci de m’avoir rectifié, je ne reproduirai plus jamais cette erreur, dit Can en remontant le pare-soleil.

C’est tout juste si Daldry, qui s’était assoupi pendant le trajet, s’éveilla tandis qu’Alice et le portier l’aidaient à regagner sa chambre et l’allongeaient sur son lit. Il reprit ses esprits bien plus tard dans la journée. Il appela Alice dans sa chambre, interrogea la réception pour savoir où elle se trouvait et apprit qu’elle était sortie. Consterné par sa propre conduite, il glissa un mot sous sa porte, s’excusant de son manque de retenue, et lui confiant qu’il préférait ne pas dîner.

Alice avait profité de son après-midi en solitaire pour se promener dans le quartier de Beyoğlu. Le concierge de l’hôtel lui avait recommandé la visite de la tour de Galata et indiqué l’itinéraire pour s’y rendre à pied.

Elle flâna devant les boutiques de la rue Isklital, acheta quelques souvenirs pour ses amis et, transie par le froid qui recouvrait la ville, finit par se réfugier dans un petit restaurant où elle resta dîner.

De retour dans sa chambre en début de soirée, elle s’installa à la table d’écriture et rédigea une lettre à Anton.

Anton,

J’ai fait ce matin la rencontre d’un homme qui exerce mon métier, mais avec bien plus de talent que moi. Il faudra, lorsque je rentrerai, que je te décrive l’originalité de ses recherches. Je me plains souvent du froid qui règne dans mon appartement et si tu avais été présent dans l’atelier de ce parfumeur, tu m’aurais dit de ne plus jamais le faire. En me rendant sur les hauteurs de Cihangir, j’ai découvert un tout autre aspect d’une ville que je croyais avoir appréhendée depuis la fenêtre de ma chambre. En s’éloignant du centre, où les nouveaux immeubles ressemblent à ceux que l’on construit sur les ruines de Londres, on découvre une pauvreté insoupçonnée. J’ai croisé aujourd’hui dans les ruelles étroites de Cihangir des gamins bravant pieds nus le froid de l’hiver, des vendeurs de rue aux visages tristes sur les quais du Bosphore battus par la pluie ; des femmes qui, pour vendre des objets de pacotille, haranguent les longues files de Stambouliotes sur les embarcadères où les vapeurs accostent. Et, aussi étrange que cela paraisse, au milieu de cette tristesse, j’ai ressenti une immense tendresse, un attachement à ces lieux qui me sont étrangers, une solitude déroutante en traversant des places où de vieilles églises se meurent. J’ai gravi des raidillons aux marches usées par les pas. Dans les hauteurs de Cihangir, les façades des maisons sont pour la plupart délabrées, même les chats errants ont l’air triste, et cette tristesse me gagne. Pourquoi cette ville fait-elle naître en moi une telle mélancolie ? Je la sens me gagner dès que je sors dans la rue, et elle ne me quitte plus jusqu’au soir. Mais ne prête aucune attention à ce que je t’écris. Les cafés et petits restaurants regorgent de vie, la ville est belle et ni la poussière ni la crasse ne réussissent à en atténuer la grandeur. Les gens ici sont si accueillants, si généreux, et moi je suis bêtement touchée, je te l’accorde, par la nostalgie d’un héritage qui se délite.

Cet après-midi, en me promenant près de la tour de Galata, j’ai vu derrière une grille en fer forgé un petit cimetière endormi au milieu d’un quartier, je regardais les tombes dont les stèles vacillent, et je ne sais pourquoi j’ai eu le sentiment d’appartenir à cette terre. Chaque heure passée ici fait monter en moi un amour débordant.

Anton, pardonne-moi ces mots décousus qui ne doivent avoir aucun sens pour toi. Je ferme les yeux et j’entends résonner ta trompette dans le soir d’Istanbul, j’entends ton souffle, je te devine jouant, si loin, dans un pub de Londres. J’aimerais avoir des nouvelles de Sam, d’Eddy et de Carol, vous me manquez tous les quatre, j’espère vous manquer un peu aussi.

Je t’embrasse en regardant les toits d’une ville que tu aimerais passionnément, j’en suis certaine.

Alice

8.

À dix heures du matin, on frappa à la porte d’Alice. Malgré ses cris pour avertir qu’elle était sous la douche, on insistait. Alice enfila un peignoir et vit dans le miroir de la porte de la salle de bains la silhouette d’une gouvernante d’étage qui s’en allait. Elle trouva sur son lit une housse à vêtements, une boîte à chaussures et un carton à chapeau. Intriguée, elle découvrit dans la housse une robe du soir, une paire d’escarpins dans la boîte à chaussures et dans le carton rond un ravissant chapeau en feutre ainsi qu’un petit mot manuscrit de la main de Daldry :

À ce soir, je vous attends dans le hall à dix-huit heures.

Émerveillée, Alice fit glisser le peignoir à ses pieds et ne résista pas plus longtemps à l’envie d’une séance d’essayage improvisée.

La robe dessinait parfaitement la taille et s’évasait ensuite en une longue et ample jupe. Depuis la guerre, Alice n’avait pas vu autant de tissu pour former un seul vêtement. Tournoyant sur elle-même, elle avait l’impression de chasser ces années où l’on avait manqué de tout. Oubliés, les jupes raides et les vestons étriqués. La robe qu’elle portait découvrait ses épaules, lui affinait la taille, arrondissait ses hanches, et la longueur retrouvée sublimait le mystère de la jambe.

Elle s’assit sur le lit pour enfiler les escarpins et se sentit immense, ainsi perchée sur des talons. Elle enfila la veste courte, ajusta le chapeau et ouvrit la porte de l’armoire pour se regarder dans le miroir. Elle n’en crut pas ses yeux.

Elle suspendait soigneusement ses affaires en attendant la soirée, quand elle reçut un appel du concierge. Un groom l’attendait pour l’accompagner au salon de coiffure qui se trouvait un peu plus bas sur l’avenue.

— Vous devez vous tromper de chambre, dit-elle, je n’ai pris aucun rendez-vous.

— Mademoiselle Pendelbury, je vous confirme que vous êtes attendue chez Guido dans vingt minutes. Lorsque vous serez coiffée, le salon nous appellera et nous reviendrons vous chercher. Je vous souhaite une excellente journée, mademoiselle.

Le concierge avait raccroché, contrairement à Alice, qui regardait le combiné comme s’il s’était agi d’une lampe d’Aladin d’où aurait surgi un génie malicieux.

*

Shampouinée et manucurée, elle passa sous les ciseaux de Guido, dont le véritable prénom était Onur. Le coiffeur avait fait ses classes à Rome et en était revenu transformé. Maître Guido expliqua à Alice avoir reçu en fin de matinée la visite d’un homme qui lui avait donné des instructions très strictes : un chignon impeccable, qui devait « se tenir altier sous un chapeau ».

La séance dura une heure. Le groom revint chercher Alice dès qu’elle fut prête et la raccompagna à l’hôtel. Lorsqu’elle entra dans le hall, le concierge l’informa qu’on l’attendait au bar. Elle y trouva Daldry, buvant une limonade et lisant un journal.