— Ces recherches ne devraient pas être très compliquées à effectuer, à condition que la chute d’un empire et deux guerres n’aient pas fait disparaître les archives qui vous intéressent. Mais comme ma mère, qui n’est hélas plus de ce monde, me disait toujours : « Le non, vous l’avez déjà ma fille, risquez le oui. » Soyons efficaces, allons déranger notre consul, je vais vous recommander à lui et en échange vous me donnerez le nom de votre couturier.
— D’après l’étiquette sur la doublure de ma robe, il s’agit d’un certain Christian Dior, madame.
L’ambassadrice se jura de retenir ce nom, elle prit Alice par la main, la présenta au consul, auquel elle fit part d’une requête qui lui tenait à cœur puisqu’elle concernait sa nouvelle amie. Le consul promit de recevoir Alice dès le lendemain en fin de journée.
— Bien, dit l’ambassadrice, maintenant que votre affaire est entre de bonnes mains, m’autorisez-vous à retourner à mes obligations ?
Alice fit une révérence et se retira.
*
— Alors ? demanda Daldry, s’approchant d’Alice.
— Nous avons rendez-vous avec le consul, demain à l’heure du thé.
— C’est à désespérer, vous réussissez partout où j’échoue. Enfin, j’imagine que seul le résultat compte. Vous êtes heureuse, j’espère ?
— Oui, et je ne sais toujours pas comment vous remercier de tout ce que vous faites pour moi.
— Vous pourriez commencer par lever ma punition et m’autoriser un tout petit verre ? Rien qu’un, je vous le promets.
— Un seul, j’ai votre parole ?
— De gentleman, répondit Daldry qui s’enfuyait déjà vers le bar.
Il revint avec une coupe de champagne qu’il offrit à Alice et un verre débordant de whiskey.
— Vous appelez cela un verre ? demanda Alice.
— En voyez-vous un deuxième ? répondit Daldry, en flagrant délit d’hypocrisie.
L’orchestre se mit à jouer une valse, les yeux d’Alice pétillèrent. Elle posa son verre sur le plateau d’un majordome et regarda Daldry.
— M’accorderez-vous une danse ? Avec la robe que je porte, vous ne pouvez pas me le refuser.
— C’est que…, balbutia Daldry en contemplant son verre.
— Le whiskey ou Sissi, il faut choisir.
Daldry abandonna son verre à regret, prit la main d’Alice et l’entraîna sur la piste de danse.
— Vous dansez bien, dit-elle.
— C’est ma mère qui m’a appris la valse, elle adorait ça ; mon père avait horreur de la musique, alors danser…
— Eh bien, votre mère a été un formidable professeur.
— C’est le premier compliment que je reçois de votre part.
— Si vous en voulez un deuxième, le smoking vous va à merveille.
— C’est drôle, la dernière fois que je portais un smoking, je me trouvais dans une soirée à Londres, très ennuyeuse d’ailleurs, où j’ai croisé une ancienne amie que je fréquentais assidûment quelques années auparavant. En me voyant, elle s’est exclamée que le smoking m’allait à ravir et qu’elle avait failli ne pas me reconnaître. J’en ai déduit que ce que je portais d’ordinaire ne devait pas vraiment me mettre en valeur.
— Vous avez déjà eu quelqu’un dans votre vie, Daldry, je veux dire, quelqu’un qui ait beaucoup compté ?
— Oui, mais j’aimerais mieux ne pas en parler.
— Pourquoi ? Nous sommes amis, vous pouvez bien me faire une confidence.
— Nous sommes de jeunes amis, et il est encore un peu tôt pour vous faire ce genre de confidence. D’autant que, là, ce ne serait pas vraiment à mon avantage.
— Alors c’est elle qui vous a quitté ! Vous en avez beaucoup souffert ?
— Je ne sais pas, peut-être, oui, je crois.
— Et vous pensez encore à elle ?
— Cela m’arrive.
— Pourquoi n’êtes-vous plus ensemble ?
— Parce que nous ne l’avons jamais vraiment été, et puis c’est une longue histoire et il me semblait vous avoir dit que je ne voulais pas en parler.
— Je n’ai rien entendu de tel, dit Alice en accélérant son pas de danse.
— Parce que vous ne m’écoutez jamais et, si nous continuons à tourner à cette allure, je vais finir par vous marcher sur les pieds.
— Je n’ai jamais dansé dans une robe aussi belle, au milieu d’une salle aussi grande, et encore moins devant un orchestre aussi majestueux. Je vous en supplie, tournons aussi vite que possible.
Daldry sourit et entraîna Alice.
— Vous êtes une drôle de femme, Alice.
— Et vous, Daldry, vous êtes un drôle de bonhomme. Vous savez, hier, en me promenant seule pendant que vous dessoûliez, je suis tombée sur un petit carrefour qui vous rendrait fou. En le traversant, je vous ai aussitôt imaginé en train de le peindre. Il y avait une carriole tractée par deux chevaux magnifiques, des tramways qui se croisaient, une dizaine de taxis, une vieille voiture américaine, l’une de celles qui datent d’avant-guerre, des piétons partout, et même une charrette qu’un homme poussait, vous auriez été aux anges.
— Vous avez pensé à moi en traversant un carrefour ? C’est délicieux de songer à ce qu’un croisement de routes vous inspire.
La valse s’arrêta, les convives applaudirent musiciens et danseurs. Daldry se dirigea vers le bar.
— Ne me regardez pas comme ça, l’autre verre ne comptait pas, j’ai eu à peine le temps d’y tremper les lèvres. Bon, d’accord, une promesse est une promesse. Vous êtes impossible.
— J’ai une idée, dit Alice.
— Je crains le pire.
— Si nous partions ?
— Ça, je n’ai rien contre, mais pour aller où ?
— Marcher, nous promener en ville.
— Dans ces tenues ?
— Justement, oui.
— Vous êtes encore plus folle que je ne le pensais, mais si cela vous fait plaisir, après tout, pourquoi pas ?
Daldry récupéra leurs manteaux au vestiaire. Alice l’attendait en haut du perron.
— Vous voulez que je vous emmène voir ce fameux carrefour ? proposa Alice.
— De nuit, je suis certain qu’il n’aura pas le même attrait ; gardons-nous ce plaisir pour un moment où il fera jour. Marchons plutôt jusqu’au funiculaire et descendons vers le Bosphore du côté de Karaköy.
— J’ignorais que vous connaissiez si bien la ville.
— Moi aussi, mais avec le temps que j’ai passé dans ma chambre ces deux derniers jours, j’ai parcouru tant de fois le guide touristique qui se trouvait sur ma table de nuit que j’ai fini par le connaître presque par cœur.
Ils descendirent les ruelles de Beyoğlu jusqu’à la station du funiculaire qui reliait le quartier à Karaköy. En arrivant sur la petite place du Tünel, Alice soupira et s’assit sur un parapet de pierre.
— Oublions la balade le long du Bosphore et allons nous installer dans le premier café venu, je lève la punition, vous pourrez boire ce que vous voulez. J’en vois un, encore un peu loin à mon goût, mais c’est probablement le plus proche.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Il est à cinquante mètres. Et puis je trouvais ça plutôt amusant de prendre ce funiculaire, c’est un des plus vieux du monde. Attendez une petite minute, vous ai-je entendue dire que vous leviez la punition ? D’où vient cette soudaine générosité ? Vos chaussures vous font souffrir le martyre, c’est ça ?