— De ce grand foutoir, râla encore Daldry.
— Mais qu’est-ce que vous avez, à la fin ? protesta Alice, c’est passionnant ce qu’il nous explique, vous avez l’air d’une humeur épouvantable.
— Pas le moins du monde, répliqua Daldry. J’ai faim, c’est tout.
— Il vous faudrait deux bonnes journées pour explorer toutes les ruelles, reprit Can, impassible. Pour vous faciliter une flânerie de quelques heures, sachez que le bazar se divise en quartiers magnifiquement bien entretenus comme vous pouvez le constater, et chaque quartier regroupe les produits par genres. Nous pouvons même aller nous restaurer dans un excellent endroit puisque c’est là que nous trouverons les seules nourritures susceptibles de passionner notre Excellence.
— C’est étrange cette façon qu’il a de vous appeler. Remarquez, ça vous va bien, « Excellence », c’est même assez drôle, vous ne trouvez pas ? chuchota Alice à l’oreille de Daldry.
— Non, pas vraiment, mais puisque cela a l’air de vous amuser tous les deux, je ne vais surtout pas vous gâcher ce plaisir en vous laissant supposer une seconde que son ironie puisse m’atteindre.
— Il s’est passé quelque chose entre vous deux ? Vous avez l’air de vous entendre comme chien et chat.
— Pas du tout ! répondit Daldry avec l’air d’un enfant puni au coin d’une salle de classe.
— Vous avez vraiment un fichu caractère ! Can est d’une dévotion totale. Si vous avez faim à ce point, allons manger. Je renonce à cette promenade si cela peut vous aider à retrouver le sourire.
Daldry haussa les épaules et accéléra le pas, distançant Can et Alice.
Alice s’arrêta devant un magasin d’instruments de musique, une vieille trompette en cuivre avait attiré son regard. Elle demanda la permission au commerçant de la regarder de plus près.
— Armstrong avait la même, dit le marchand plein de joie. Une pièce unique, je ne sais pas en jouer, mais un ami l’a essayée et il voulait absolument l’acheter, c’est une affaire exceptionnelle, ajouta-t-il.
Can examina l’instrument et se pencha vers Alice.
— C’est du toc. Si vous cherchez à acheter une belle trompette, je connais l’endroit qu’il vous faut. Reposez celle-ci et suivez-moi.
Daldry leva les yeux au ciel en voyant Alice suivre Can, attentive aux conseils qu’il lui donnait.
Can l’accompagna vers une autre boutique d’instruments de musique, dans une ruelle voisine. Il demanda au commerçant de présenter à son amie ses plus beaux modèles, sans qu’ils soient pour autant les plus chers, mais Alice avait déjà repéré une trompette derrière une vitrine.
— C’est une vraie Selmer ? demanda-t-elle en la prenant en mains.
— Elle est tout à fait authentique, essayez-la si vous en doutez.
Alice ausculta le cornet.
— Une Sterling Silver à quatre pistons, elle doit être hors de prix !
— Ce n’est pas exactement comme cela qu’il faut s’y prendre pour négocier dans le bazar, mademoiselle, dit le marchand, riant de bonne grâce. J’ai aussi une Vincent Bach à vous proposer, le Stradivarius de la trompette, la seule que vous trouverez en Turquie.
Mais Alice n’avait d’yeux que pour la Selmer. Elle se souvenait d’Anton, admirant des heures durant dans le froid ce même modèle exposé dans la vitrine d’un marchand de Battersea, tel un passionné d’automobiles tombé en pâmoison devant un coupé Jaguar ou une belle italienne. Anton lui avait tout appris sur les trompettes, la différence entre celles à pistons et celles à clavettes, les vernies ou les argentées, l’importance des alliages qui influaient sur les sonorités.
— Je peux vous la vendre à un prix raisonnable, dit le marchand du bazar.
Can prononça quelques mots en turc.
— À un très bon prix, rectifia l’homme, les amis de Can sont aussi mes amis. Je vous offre même l’étui.
Alice paya le marchand et, devant un Daldry plus circonspect que jamais, repartit avec son achat.
— Je ne savais pas que vous étiez experte en trompettes, dit-il en la suivant. Vous avez l’air de vous y connaître.
— Parce que vous ne savez pas tout de moi, répondit Alice, moqueuse, en accélérant le pas.
— Je ne vous ai pourtant jamais entendue en jouer et Dieu sait que nos murs mitoyens ne sont pas épais.
— Et vous, vous ne jouez toujours pas de piano, n’est-ce pas ?
— Je vous l’ai déjà dit, c’est la voisine du dessous. Enfin quoi ? Vous allez me raconter que vous allez souffler dans votre instrument sous les ponts de chemin fer pour ne pas déranger le voisinage ?
— Je croyais que vous aviez faim, Daldry ? Je vous pose cette question parce que je vois devant nous un petit boui-boui, comme vous aimez les appeler, qui n’a pas l’air mal du tout.
Can entra le premier dans le restaurant et leur obtint aussitôt une table, bravant la file de clients qui guettaient leur tour.
— Vous êtes actionnaire du bazar ou votre père en était le fondateur ? demanda Daldry en s’asseyant.
— Simplement guide, Votre Excellence !
— Je sais, et le meilleur d’Istanbul…
— Je suis ébloui que vous le reconnaissiez sincèrement enfin. Je vais aller commander pour vous, le temps tourne et vous avez bientôt rendez-vous au consulat, répondit Can en se dirigeant vers le comptoir.
9.
Le consulat avait repris son apparence des jours ordinaires ; les bouquets d’ornement avaient disparu, les chandeliers en cristal étaient remisés et les portes ouvrant sur la salle de réception, refermées.
Après avoir contrôlé leurs identités, un militaire en tenue d’apparat conduisit Alice et Daldry au premier étage du bâtiment néoclassique. Ils traversèrent un long couloir et attendirent qu’un secrétaire vienne les accueillir.
Ils pénétrèrent dans le bureau du consul ; l’homme avait une allure austère, mais une voix avenante.
— Ainsi, mademoiselle Pendelbury, vous êtes amie avec Son Excellence.
Alice se tourna vers Daldry.
— Pas moi, lui chuchota-t-il à l’oreille, cette fois c’est de l’ambassadeur qu’il s’agit.
— Oui, balbutia Alice, s’adressant au consul.
— Pour que sa femme exige de moi un rendez-vous dans des délais aussi courts, vous devez être très proches. En quoi puis-je vous être utile ?
Alice exposa sa requête, le consul l’écouta tout en paraphant les feuillets d’un dossier qui se trouvait sur son bureau.
— À supposer, mademoiselle, que vos parents aient effectué une demande de visas, c’est aux autorités ottomanes de l’époque qu’ils se seraient adressés, et non à nous. Bien qu’avant la proclamation de la république, notre consulat fût une belle ambassade, je ne vois aucune raison à ce que leur dossier ait été traité ici. Seul le ministère turc des Affaires étrangères pourrait avoir conservé dans ses archives les documents qui vous intéressent. Et je doute, à supposer que ce genre de paperasse ait survécu à une révolution et à deux guerres, qu’ils acceptent d’entreprendre des recherches aussi fastidieuses.
— À moins, dit Daldry, que le consulat ne fasse une requête particulière auprès desdites autorités, insistant sur le fait que la demande émane d’une amie très proche de la femme de l’ambassadeur d’Angleterre. Vous seriez stupéfait de découvrir que, parfois, le désir de faire plaisir à un pays ami et partenaire économique peut soulever des montagnes. Je sais de quoi je parle, ayant moi-même un oncle proche conseiller de notre ministre des Affaires étrangères, dont votre consulat dépend si je ne m’abuse. Un homme délicieux d’ailleurs et qui me voue une affection sans limites depuis la disparition brutale de son frère, mon très regretté père. Oncle auquel je ne manquerai pas de signaler l’aide précieuse que vous nous aurez apportée, en soulignant l’efficacité dont vous aurez fait preuve. J’ai perdu le fil de ma phrase, dit Daldry, songeur. Bref, ce que je voulais dire…