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— Je pense avoir compris votre propos, monsieur Daldry. Je vais contacter les services concernés, je ferai de mon mieux pour que l’on vous renseigne. Cependant, ne soyez pas trop optimistes, je doute qu’une simple demande de visas ait été archivée aussi longtemps. Vous disiez donc, mademoiselle Pendelbury, que l’arrivée hypothétique de vos parents à Istanbul se situerait entre 1900 et 1910 ?

— C’est exactement cela, répondit Alice, rouge de confusion devant le culot de Daldry.

— Profitez de votre séjour parmi nous, la ville est magnifique ; si j’obtiens un quelconque résultat, je ferai parvenir un message à votre hôtel, promit le consul en raccompagnant ses hôtes à la porte de son bureau.

Alice le remercia de sa sollicitude.

— J’imagine que votre oncle, étant le frère de votre père, se nomme également Daldry ? demanda le consul en serrant la main de Daldry.

— Pas tout à fait, répondit ce dernier avec aplomb. Figurez-vous qu’en tant qu’artiste, j’ai choisi d’emprunter le nom de ma mère que je trouvais plus original. Mon oncle se nomme Finch, comme feu mon père.

En sortant du consulat, Alice et Daldry retournèrent à leur hôtel pour aller boire ce thé que le consul ne leur avait pas proposé.

— Daldry est vraiment le nom de votre mère ? demanda Alice en s’installant dans le salon du bar.

— Pas du tout, et il n’y a aucun Finch dans notre famille, mais, en revanche, vous en trouverez toujours un, employé dans un ministère ou une administration. C’est un patronyme terriblement répandu.

— Vous n’avez vraiment peur de rien !

— Vous devriez me féliciter, nous avons plutôt rondement mené notre affaire, vous ne trouvez pas ?

*

Le karayel s’était levé dans la nuit ; le vent des Balkans avait apporté la neige, mettant fin à la douceur particulière de cet hiver.

Lorsque Alice ouvrit les yeux, les trottoirs avaient la même blancheur que les rideaux de percale qui pendaient à la fenêtre de sa chambre et les toits d’Istanbul ressemblaient désormais à ceux de Londres. La tempête qui soufflait interdisait de sortir, on ne voyait pratiquement plus le Bosphore. Après avoir pris son petit déjeuner dans la salle de restaurant de l’hôtel, Alice remonta s’installer au bureau où elle avait l’habitude d’écrire une lettre presque chaque soir.

Anton,

Derniers jours de janvier. L’hiver est arrivé et nous offre aujourd’hui nos premiers instants de repos. J’ai rencontré hier notre consul, il m’a laissé peu d’espoir sur les chances de savoir si mes parents sont venus jusqu’ici. Je ne te cache pas que je m’interroge sans cesse sur le sens de ma quête. Il m’arrive souvent de me demander si ce sont les prédictions d’une voyante, le rêve de découvrir un nouveau parfum qui m’ont réellement éloignée de Londres, ou si c’est toi. Si je t’écris ce matin d’Istanbul, c’est parce que tu me manques. Pourquoi t’avoir caché cette tendresse particulière que j’éprouvais pour toi ? Peut-être parce que j’avais peur de mettre notre amitié en danger. Depuis la disparition de mes parents, tu es le seul qui me relie à cette partie de ma vie. Je n’oublierai jamais tes lettres que je recevais chaque mardi pendant ces longs mois où je m’étais réfugiée sur l’île de Wight.

Je voudrais que tu m’en écrives d’autres encore, lire de tes nouvelles, savoir comment se déroulent tes journées. Les miennes sont le plus souvent joyeuses. Daldry est un enfant terrible, mais un vrai gentleman. Et puis la ville est belle, la vie passionnante et les gens généreux. J’ai trouvé au grand bazar quelque chose qui te fera plaisir, je ne t’en dis pas plus, je me suis juré cette fois de réussir à garder le secret. Quand je rentrerai, nous irons flâner le long de la Tamise et tu joueras pour moi…

Alice leva sa plume, mordilla le capuchon du stylo, et ratura ses derniers mots jusqu’à les rendre illisibles.

… nous irons flâner sur les quais de la Tamise et tu me raconteras tout ce qui t’est arrivé pendant que j’étais si loin de Londres.

Ne crois pas que je sois seulement partie jouer les touristes, j’avance dans mes travaux, ou plutôt je nourris de nouveaux projets. Dès que le temps le permettra, je me rendrai au marché aux épices. J’ai décidé la nuit dernière de mettre au point de nouvelles fragrances, pour parfumer l’intérieur des maisons. Ne te moque pas de moi, l’idée ne m’appartient pas, elle m’est venue grâce à cet artisan dont je t’ai parlé dans une précédente lettre. En m’endormant hier, je repensais à mes parents, et à chaque souvenir était attachée une sensation olfactive. Je ne te parle pas ici de l’eau de toilette de mon père ou du parfum de maman, mais de bien d’autres senteurs. Ferme les yeux et souviens-toi de ces odeurs d’enfance, le cuir de ton cartable, l’odeur de craie, même celle du tableau noir quand le maître t’y collait ; celle du chocolat au lait que ta mère préparait dans la cuisine. Chez moi, dès que maman cuisinait, cela sentait la cannelle, elle en mettait dans presque tous ses desserts. Me revient dans le souvenir de mes hivers l’odeur du petit bois que mon père ramassait en forêt et qu’il brûlait dans la cheminée ; dans le souvenir des jours de printemps, le parfum des roses sauvages qu’il offrait à ma mère et qui embaumaient dans le salon. Maman me disait toujours : « Mais comment arrives-tu à sentir tout cela ? » Elle n’a jamais compris que je marquais chaque instant de ma vie de ces odeurs particulières, qu’elles étaient mon langage, ma façon d’appréhender le monde qui m’entourait. Et je traquais les odeurs des heures qui passaient, comme d’autres s’émeuvent en voyant changer les couleurs du jour. Je distinguais des dizaines de notes, celles de la pluie qui ruisselle sur les feuilles et se mêle à la mousse des arbres, infusant aussitôt que le soleil exalte la senteur des bois, celles de l’herbe sèche en été, de la paille des granges où nous allions nous cacher, même celles du tas de fumier où tu m’avais poussée… et ce lilas que tu m’avais offert, pour mes seize ans.

Je pourrais te rappeler tant de souvenirs de notre adolescence et de nos vies adultes en te nommant les parfums qui me reviennent en tête. Sais-tu, Anton, que tes mains ont un parfum poivré, un mélange de cuivre, de savon et de tabac ?

Prends soin de toi, Anton, j’espère que je te manque un peu.

Je t’écrirai encore la semaine prochaine.

Je t’embrasse.

Alice

*

Le lendemain de la tempête, la pluie n’avait cessé de tomber, effaçant la neige. Les jours suivants, Can fit découvrir à Alice et à Daldry différents monuments de la ville. Ils visitèrent le palais de Topkapi, la mosquée Süleymaniye, les tombeaux de Soliman et de Roxelane, se promenèrent des heures durant dans les rues animées autour du pont de Galata, parcoururent les allées du bazar égyptien. Au bazar des épices, Alice s’arrêtait devant chaque étal, humant les poudres, les décoctions de fleurs séchées, les parfums en flacon. Daldry s’extasia sincèrement, et pour la première fois, devant les admirables faïences d’Iznik de la mosquée Rüstem Paşa, puis à nouveau devant les fresques de l’ancienne église Saint-Sauveur. En parcourant les ruelles d’un vieux quartier où les maisons en bois avaient résisté aux grands incendies, Alice se sentit mal à l’aise et souhaita s’éloigner. Elle fit grimper Daldry en haut de la tour Génoise qu’elle avait visitée sans lui. Mais le plus beau moment fut certainement quand Can l’emmena dans le passage des fleurs et son marché couvert où elle voulut passer la journée entière. Ils déjeunèrent dans l’une des nombreuses guinguettes du coin. Le jeudi, ce fut le tour du quartier de Dolmabahçe, le vendredi celui d’Eyüp, au fond de la Corne d’Or. Après avoir admiré le tombeau du compagnon du Prophète, ils gravirent les marches jusqu’au cimetière et s’accordèrent une pause au café Pierre Loti. Depuis les fenêtres de la vieille maison où l’écrivain venait se reposer, on apercevait par-dessus les pierres des tombes ottomanes le grand horizon que dessinaient les rives du Bosphore.