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— Parce que je nous ai enfin trouvé un point d’entente, nous sommes deux, vous et moi, à vous trouver antipathique.

— Je suis le portrait de mon père, même si je prétends être son contraire, et pour avoir grandi sous son toit, je sais à qui j’ai affaire en me regardant dans la glace le matin.

— Votre mère n’a jamais été heureuse avec votre père ?

— Là, mon vieux, pour vous répondre, il va falloir que l’on repique du nez dans cette bouteille, la vérité se trouve à des profondeurs que nous n’avons pas encore atteintes.

Trois cognacs plus tard, le restaurant fermant, Daldry demanda à Can de leur trouver un bar digne de ce nom. Can suggéra de l’emmener un peu plus bas dans la ville, dans un établissement qui ne fermait qu’au petit matin.

— C’est exactement celui qu’il nous faut ! s’exclama Daldry.

Ils descendirent la rue, avec pour guide les rails du tramway. Can titubait sur celui de droite, Daldry sur celui de gauche. Lorsqu’une rame arrivait, en dépit des multiples coups de sonnette que faisait tinter le machiniste, ils attendaient le dernier moment pour s’écarter de la voie.

— Si vous aviez rencontré ma mère à l’âge d’Alice, dit Daldry, vous auriez connu la femme la plus heureuse du monde. Ma mère joue si bien la comédie, elle est passée à côté d’une vraie vocation. Elle aurait fait un tabac sur les planches. Mais, les samedis, elle était sincère. Oui, je crois que le samedi elle était vraiment heureuse.

— Pourquoi le samedi ? demanda Can en s’asseyant sur un banc.

— Parce que mon père la regardait, répondit Daldry en le rejoignant. N’allez pas vous tromper, s’il était attentionné ce jour-là, c’est qu’il anticipait son départ du lundi. Pour se faire pardonner à l’avance son forfait, il faisait semblant de s’intéresser à elle.

— Quel forfait ?

— Nous y viendrons plus tard. Et vous allez me demander pourquoi le samedi plutôt que le dimanche, ce qui serait plus logique ? Eh bien, justement, parce que le samedi ma mère était encore assez distraite pour ne pas penser à son départ. Alors que, dès la sortie de la messe, son cœur se nouait, et se nouait de plus en plus, au fur et à mesure que les heures passaient. Le dimanche soir était épouvantable. Quand je pense qu’il avait le toupet de l’emmener à la messe.

— Mais que faisait-il de si grave, le lundi ?

— Après sa toilette, il passait son plus beau costume, enfilait son gilet, nouait son nœud papillon, astiquait sa montre de gousset, se coiffait, se parfumait et faisait préparer la voiture à cheval pour se rendre en ville. Il avait rendez-vous tous les lundis après-midi avec son homme d’affaires. Il dormait en ville, parce que les routes étaient, paraît-il, dangereuses la nuit, et ne rentrait que le lendemain, dans la journée.

— Et en réalité, il allait voir sa maîtresse, c’est cela ?

— Non, il avait vraiment rendez-vous avec son avocat d’affaires, son ami depuis le collège, et ils passaient aussi la nuit ensemble, alors j’imagine que c’est la même chose.

— Et votre mère savait ?

— Que son mari la trompait avec un homme ? Oui, elle le savait, le chauffeur le savait aussi, les femmes de chambre, la cuisinière, la gouvernante, le majordome, tout le monde savait, à part moi qui ai longtemps cru qu’il avait simplement une amante ; je suis un peu crétin de nature.

— À l’époque des sultans…

— Je sais ce que vous allez me dire, et c’est très aimable de votre part, mais en Angleterre, nous avons un roi et une reine, un palais, et pas de harems. Ne voyez là aucun jugement de ma part, c’est juste une question de convenances. D’ailleurs, pour tout vous dire, les turpitudes de mon père m’étaient bien égales, c’est la souffrance de ma mère que je ne supportais pas. Car de cela, je n’étais pas dupe. Mon père n’était pas le seul homme du royaume à s’envoyer en l’air dans d’autres draps que ceux de sa femme, mais c’était ma mère qu’il trompait et son amour qu’il salissait. Lorsque j’ai trouvé un jour le courage de lui en parler, elle m’a souri, au bord des larmes, avec une dignité à vous glacer le sang. Face à moi, elle a pris la défense de mon père, m’expliquant que c’était dans l’ordre des choses, une nécessité pour lui et qu’elle ne lui en avait jamais voulu. Elle jouait très mal son texte ce jour-là.

— Mais puisque vous détestez votre père pour tout ce qu’il a fait subir à votre mère, pourquoi feriez-vous comme lui ?

— Parce que voir souffrir ma mère m’a fait comprendre que pour un homme, aimer, c’est cueillir la beauté d’une femme, la mettre sous serre, pour qu’elle s’y sente à l’abri et la chérir… jusqu’à ce que le temps la fane, alors les hommes repartent cueillir d’autres cœurs. Je me suis fait la promesse que si un jour il m’arrivait d’aimer, d’aimer vraiment, alors je préserverais la fleur et m’interdirais de la couper. Voilà, mon vieux, l’alcool aidant, je vous ai dit bien trop de choses, et je le regretterai sûrement demain. Mais si vous répétez une seule de ces confidences, je vous noierai de mes propres mains dans votre grand Bosphore. Maintenant la vraie question qui se pose c’est comment rentrer à l’hôtel, car je suis incapable de me relever, je crains de m’être un peu trop alcoolisé !

Can n’était pas en meilleur état que Daldry, ils s’aidèrent mutuellement et remontèrent la rue Isklital, titubant comme deux pochards.

*

Pour laisser la femme de ménage faire sa chambre, Alice s’était installée dans le salon jouxtant le bar. Elle écrivait une lettre, qu’elle ne posterait sans doute pas. Dans le miroir au mur, elle vit Daldry descendre le grand escalier. Il s’affala dans un fauteuil à côté d’elle.

— Vous avez bu tout le Bosphore pour être dans un tel état ce matin ? demanda-t-elle sans détourner le regard de sa feuille.

— Je ne vois pas ce qui vous fait dire ça.

— Votre veston est boutonné de travers et vous n’êtes rasé que d’un seul côté…

— Disons que j’y ai trempé quelques glaçons au cours de la soirée. Vous nous avez manqué.

— Je n’en doute pas une seconde.

— À qui écrivez-vous ?

— À un ami à Londres, répondit Alice en repliant la feuille qu’elle rangea dans sa poche.

— J’ai un mal de tête épouvantable, confia Daldry. Vous m’accompagneriez faire quelques pas au grand air ? Qui est cet ami ?

— Bonne idée, allons marcher. Je me demandais à quelle heure vous alliez réapparaître, je suis levée depuis l’aube et je commençais à m’ennuyer. Où allons-nous ?

— Voir le Bosphore, cela me rappellera des souvenirs…

En chemin, Alice s’attarda devant l’échoppe d’un cordonnier. Elle regarda tourner la courroie d’une meule.

— Vous avez des chaussures à ressemeler ? demanda Daldry.

— Non.

— Alors pourquoi regardez-vous cet homme dans sa boutique depuis cinq bonnes minutes, sans rien dire ?

— Cela vous arrive que certaines choses anodines vous procurent une sensation d’apaisement sans que vous en compreniez la raison ?

— Je peins des carrefours, il me serait difficile de prétendre le contraire. Je pourrais regarder passer des autobus à impériale à longueur de journée. J’aime entendre craquer leur embrayage, le souffle de leurs freins, le tintement de la sonnette que le machiniste agite au moment du départ, le ronronnement du moteur.