— C’est terriblement poétique, ce que vous me décrivez, Daldry.
— Vous vous moquez ?
— Un peu, oui.
— Parce que la vitrine d’un cordonnier, c’est plus romantique, peut-être ?
— Il y a une forme de poésie dans les mains de cet artisan, j’ai toujours aimé les cordonneries, l’odeur de cuir et de colle.
— C’est parce que vous aimez les chaussures. Moi, par exemple, je pourrais rester des heures devant la vitrine d’une boulangerie, je n’ai pas besoin de vous dire pourquoi…
Un peu plus tard, ils longeaient toujours les quais du Bosphore, Daldry s’assit sur un banc.
— Qu’est-ce que vous regardez ? demanda Alice.
— Cette vieille dame près de la rambarde, qui parle au propriétaire du chien roux. C’est fascinant.
— Elle aime les animaux, qu’est-ce que vous trouvez là de fascinant ?
— Regardez bien et vous allez comprendre.
La vieille dame, après avoir échangé quelques mots avec le propriétaire du chien roux, s’approcha d’un autre chien. Elle se baissa et tendit la main vers le museau de l’animal.
— Vous voyez ? chuchota Daldry en se penchant vers Alice.
— Elle caresse un autre chien ?
— Vous ne comprenez pas ce qu’elle fait, ce n’est pas le chien qui l’intéresse, mais la laisse.
— La laisse ?
— Exactement, la laisse qui le rattache à son maître qui est en train de pêcher. La laisse est le fil conducteur qui lui permet d’engager la conversation. Cette vieille dame crève de solitude. Elle a inventé ce stratagème pour échanger quelques mots avec un autre être humain. Je suis persuadé qu’elle vient ici, chaque jour à la même heure, chercher sa petite dose d’humanité.
Cette fois, Daldry avait vu juste, la vieille dame n’avait pas réussi à capter l’attention du pêcheur concentré sur le bouchon de sa ligne qui flottait sur les eaux du Bosphore ; elle fit quelques pas sur le quai, prit des miettes de pain dans la poche de son manteau et les lança à des pigeons qui trottinaient sur la rambarde, où les pêcheurs s’accoudaient. Très vite, elle s’adressa à l’un d’eux.
— Étrange solitude, n’est-ce pas ? dit Daldry.
Alice se tourna vers lui et le regarda attentivement.
— Pourquoi êtes-vous venu jusqu’ici, Daldry, pourquoi avez-vous fait ce voyage ?
— Vous le savez très bien. À cause de notre pacte, je vous aide à trouver l’homme de votre vie, enfin, je vous mets sur son chemin, et pendant que vous poursuivrez votre quête, j’irai peindre sous votre verrière.
— Est-ce vraiment l’unique raison ?
Le regard de Daldry se perdit vers Üsküdar, comme s’il contemplait le minaret de la mosquée Mirimah, sur la rive asiatique du Bosphore.
— Vous vous souvenez de ce pub au bout de notre rue ? questionna Daldry.
— Nous y avons pris un petit déjeuner, bien sûr que je m’en souviens.
— J’y allais chaque jour, à la même table, avec mon journal. Un jour où l’article que je lisais m’ennuyait, j’ai relevé la tête, je me suis vu dans le miroir, et j’ai eu peur des années qui me restaient à vivre. Moi aussi j’avais besoin de changer d’air. Mais, depuis quelques jours, Londres me manque. Rien n’est jamais parfait.
— Vous songez à rentrer ? demanda Alice.
— Vous y songiez aussi, il y a peu.
— Plus maintenant.
— Parce que la prophétie de cette voyante vous semble plus crédible, vous avez désormais un but, et moi, j’ai accompli ma mission. Je crois que nous avons rencontré en la personne du consul le deuxième maillon de la chaîne, peut-être même le troisième si nous considérons que c’est Can qui nous a menés jusqu’à lui.
— Vous avez l’intention de m’abandonner ?
— C’est ce dont nous étions convenus. Ne soyez pas inquiète, je paierai votre chambre d’hôtel et les émoluments de Can pour les trois prochains mois. Il vous est entièrement dévoué. Je lui verserai aussi une confortable avance sur ses frais. Quant à vous, je vous ouvrirai un compte à la Banco di Roma, leur agence se trouve sur Isklital, et ils ont l’habitude des mandats étrangers. Je vous en ferai parvenir un chaque semaine, vous ne manquerez de rien.
— Vous voulez que je reste trois mois de plus à Istanbul ?
— Vous avez du chemin à faire, Alice, pour toucher à votre but, et puis vous ne vouliez rater pour rien au monde la venue du printemps en Turquie. Pensez à toutes ces fleurs qui vous sont étrangères, à vos parfums… et un peu à nos affaires.
— Quand avez-vous pris la décision de partir ?
— Ce matin, en me réveillant.
— Et si j’espérais que vous restiez encore un peu ?
— Vous n’auriez pas besoin de me le demander, le prochain vol ne part que samedi, ce qui nous laisse encore du temps devant nous. Ne faites pas cette tête-là ; ma mère a la santé fragile et je ne peux pas la laisser seule indéfiniment.
Daldry se leva et s’avança vers le garde-corps où la vieille dame s’approchait discrètement d’un grand chien blanc.
— Faites attention, lui dit-il en passant, celui-là mord…
*
Can arriva à l’hôtel à l’heure du thé. Il avait l’air content de lui.
— J’ai des nouvelles fascinantes à vous délivrer, dit-il en rejoignant Alice et Daldry au bar.
Alice reposa sa tasse et accorda toute son attention à Can.
— J’ai rencontré, dans un immeuble proche de celui où votre père et votre mère s’étaient installés, un vieux monsieur qui les a connus. Il est d’accord pour que nous allions le voir chez lui.
— Quand ? demanda Alice en regardant Daldry.
— Maintenant, répondit Can.
11.
L’appartement de M. Zemirli occupait le deuxième étage d’un immeuble bourgeois, rue Isklital. La porte s’ouvrit sur une galerie d’entrée où de vieux livres s’empilaient sur toute la longueur du mur.
Ogüz Zemirli portait un pantalon de flanelle, une chemise blanche, une robe de chambre en soie et deux paires de lunettes. L’une semblait tenir sur son front comme par enchantement, l’autre chevauchait son nez. Ogüz Zemirli alternait les montures, selon le besoin qu’il avait de lire ou de voir de loin. Son visage était rasé de près, hormis quelques poils grisonnants à la pointe du menton qui avaient dû échapper au barbier.
Il installa ses visiteurs dans son salon décoré de meubles français et ottomans, disparut dans la cuisine et revint accompagné d’une femme aux formes généreuses. Elle servit du thé et des pâtisseries orientales, M. Zemirli la remercia et la femme se retira aussitôt.
— C’est ma cuisinière, déclara-t-il, ses gâteaux sont délicieux, servez-vous.
Daldry ne se fit pas prier.
— Alors ainsi, vous êtes la fille de Cömert Eczaci ? interrogea l’homme.
— Non monsieur, mon père s’appelait Pendelbury, répondit Alice en adressant un regard désolé à Daldry.
— Pendelbury ? Je ne crois pas qu’il me l’ait dit… Peut-être que si après tout, ma mémoire n’est plus ce qu’elle était, reprit l’homme.
À son tour, Daldry regarda Alice, se demandant comme elle si leur hôte avait encore toute sa raison ; il en voulait déjà à Can de les avoir emmenés ici, et plus encore d’avoir fait naître en Alice l’espoir d’en apprendre un peu plus sur ses parents.
— Dans le quartier, reprit M. Zemirli, on ne l’appelait pas Pendelbury, surtout à cette époque, nous l’avions surnommé Cömert Eczaci.