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— Cela veut dire « le généreux pharmacien », traduisit Can.

À ces mots, Alice sentit les battements de son cœur accélérer.

— C’était bien votre père ? questionna l’homme.

— C’est très probable, monsieur, mon père avait ces deux qualités.

— Je me souviens bien de lui, de votre mère aussi, une femme de caractère. Ils travaillaient ensemble à la faculté. Suivez-moi, dit M. Zemirli en se levant péniblement de son fauteuil.

Il avança à la fenêtre et désigna l’appartement qui se trouvait au premier étage de l’immeuble en face du sien. Alice lut l’inscription « Cité Roumélie » gravée sur la plaque apposée au-dessus de la porte cochère.

— Au consulat, ils m’ont dit que mes parents vivaient au deuxième étage.

— Et moi, je vous dis qu’ils vivaient là, insista M. Zemirli en désignant les fenêtres du premier. Vous pouvez choisir de croire votre consulat, mais c’est ma tante qui leur louait ce petit appartement. Vous voyez, là, à gauche, c’était leur salon, et l’autre fenêtre était celle de leur chambre, la petite cuisine donnait sur la cour, comme dans cet immeuble. Allez, venez vous rasseoir, ma jambe me fait mal. C’est d’ailleurs à cause d’elle que j’ai connu vos parents. Je vais vous raconter tout ça. J’étais jeune et, comme beaucoup de gamins, mon jeu préféré en rentrant du lycée était de prendre le tramway à l’œil…

L’expression prenait tout son sens puisque pour voyager gratuitement, les jeunes Stambouliotes sautaient sur le tramway en marche et s’asseyaient à califourchon sur le gros phare à l’arrière de la rame. Mais, par un jour de pluie, Ogüz rata son coup et fut happé par le bogie du tramway qui le traîna sur plusieurs mètres. Les chirurgiens opérèrent de leur mieux pour recoudre les plaies et lui évitèrent l’amputation de justesse. Ogüz fut dispensé de ses obligations militaires, mais il ne connut plus d’autre jour de pluie sans que sa jambe le fasse souffrir.

— Les médicaments coûtaient cher, expliqua M. Zemirli, bien trop cher pour s’en procurer à la pharmacie. Votre père en rapportait de l’hôpital et m’en donnait ainsi qu’à tous les nécessiteux du quartier ; en temps de guerre, autant dire qu’il en offrait à beaucoup d’habitants du coin qui tombaient malades. Vos deux parents tenaient, dans ce petit appartement, une sorte de dispensaire clandestin. Dès qu’ils rentraient de l’hôpital universitaire, votre mère pratiquait les soins et faisait les pansements tandis que votre père distribuait les médicaments qu’il avait pu trouver et les remèdes médicinaux qu’il préparait lui-même. En hiver, lorsque la fièvre s’abattait sur les gosses, on voyait mères et grands-mères former une file qui s’étirait parfois jusque dans la rue. Les autorités du quartier n’étaient pas dupes, mais comme ce commerce était bénévole et salutaire pour la population, les policiers fermaient les yeux. Eux aussi avaient des enfants qui venaient se faire soigner dans ce petit appartement. Je n’ai connu aucun homme en uniforme qui aurait pris le risque d’affronter sa femme en rentrant chez lui s’il avait arrêté vos parents, et, compte tenu du tempérament de ma jeunesse, je les connaissais tous. Vos parents sont restés presque deux ans, si je me souviens bien. Et puis, un soir, votre père a distribué plus de médicaments qu’à l’accoutumée, chacun a eu droit au double de ce qu’il recevait d’habitude. Le lendemain, vos parents n’étaient plus là. Ma tante a attendu plus de deux mois avant d’oser utiliser sa clé pour aller voir ce qui se passait. L’appartement était parfaitement rangé, il ne manquait pas une assiette, pas un couvert ; sur la table de la cuisine, elle a trouvé le solde du loyer et une lettre qui expliquait qu’ils étaient repartis en Angleterre. Ces quelques mots manuscrits de la main de votre père furent un immense soulagement pour tous les habitants qui avaient beaucoup craint pour Cömert Eczaci et sa femme, pour tous les policiers du quartier aussi, parce que nous les soupçonnions. Vous voyez, trente-cinq années plus tard, chaque fois que je me rends à la pharmacie chercher mes médicaments pour faire taire cette satanée jambe, je lève la tête en sortant de chez moi et j’ai l’impression que je vais voir apparaître, à la fenêtre d’en face, le visage souriant de Cömert Eczaci. Alors je peux vous dire que ça me fait quelque chose de voir sa fille chez moi ce soir.

Derrière les verres épais des lunettes de M. Zemirli, Alice vit se mouiller les yeux du vieil homme et elle se sentit moins gênée de n’avoir pu retenir ses larmes.

L’émotion avait également surpris Can et Daldry. M. Zemirli sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya le bout du nez. Il se pencha et remplit de nouveau les verres à thé.

— Nous allons trinquer à la mémoire du pharmacien généreux de Beyoğlu et à la santé de son épouse.

Tous se levèrent, et l’on porta un toast… au thé à la menthe.

— Et moi, demanda Alice, vous vous souvenez de moi ?

— Non, je ne me rappelle pas vous avoir vue, j’aimerais vous dire le contraire, mais ce serait vous mentir. Quel âge aviez-vous ?

— Cinq ans.

— Alors c’est normal, vos parents travaillaient, vous deviez être à l’école.

— C’est tout à fait logique, dit Daldry.

— Quelle école selon vous ? reprit Alice.

— Vous n’en avez aucun souvenir ? demanda M. Zemirli.

— Pas le moindre, un gigantesque trou noir jusqu’à notre retour à Londres.

— Ah, l’âge de nos premiers souvenirs ! C’est selon les enfances, vous savez. Certains se remémorent plus de choses que d’autres. D’ailleurs, est-ce que ce sont de vrais souvenirs ou sont-ils fabriqués à partir de ce que l’on vous a raconté ? Moi j’ai tout oublié jusqu’à mes sept ans, et encore, il pourrait bien s’agir de mes huit ans. Lorsque je confiais cela à ma mère, ça la mettait hors d’elle, elle me disait : « Toutes ces années à m’occuper de toi et tu as tout oublié ? » Mais votre question portait sur l’école. Vos parents vous avaient probablement inscrite à Saint-Michel, ce n’est pas très loin et on y enseignait l’anglais. C’était un établissement rigoureux et réputé ; leurs registres devaient être bien tenus, vous devriez y passer.

M. Zemirli sembla soudain fatigué. Can toussota, faisant comprendre qu’il était temps de se retirer. Alice se leva et remercia le vieil homme de son hospitalité. M. Zemirli posa sa main sur son cœur.

— Vos parents étaient des gens aussi humbles que courageux, leur conduite fut héroïque. Je suis heureux d’avoir maintenant la certitude qu’ils ont pu regagner leur pays sains et saufs, et encore plus heureux d’avoir eu le privilège de faire la connaissance de leur fille. S’ils ne vous ont rien raconté de leur séjour en Turquie, c’est certainement par modestie. Si vous restez suffisamment longtemps à Istanbul, vous comprendrez de quoi je parle. Fais bonne route, Cömert Eczaci’nin Kizi.

Ce qui signifiait « fille du pharmacien généreux », ainsi que le lui apprit Can, dès qu’ils furent dans la rue.

Il n’était plus l’heure d’aller sonner à la porte de l’école Saint-Michel. Can s’y rendrait dès le lendemain matin pour leur obtenir un rendez-vous.

Alice et Daldry dînèrent dans la salle à manger de l’hôtel. Ils échangèrent peu de mots au cours du repas. Daldry respectait les silences d’Alice. De temps à autre, il tentait de l’amuser, lui racontant quelques anecdotes croustillantes sur sa jeunesse, mais Alice avait l’esprit ailleurs et ses sourires étaient feints.

Alors qu’ils se saluaient sur le palier, Daldry fit remarquer à Alice qu’elle avait toutes les raisons de se réjouir, Ogüz Zemirli était forcément la troisième, sinon la quatrième des six personnes dont la voyante de Brighton avait parlé.