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Alice referma la porte de sa chambre et, un peu plus tard, retrouva sa table d’écriture, devant la fenêtre.

Anton,

Chaque soir lorsque je traverse le hall de mon hôtel, j’espère que le concierge me remettra un courrier de toi. Cette attente est stupide, pourquoi m’écrirais-tu ?

J’ai pris une décision, il m’a fallu bien du courage pour me faire cette promesse, ou plutôt il m’en faudra beaucoup pour la tenir. Le jour où je rentrerai à Londres, je viendrai sonner à ta porte, j’y aurai déposé juste avant un paquet de lettres à l’abri d’un petit coffret que j’irai acheter cette semaine au bazar. J’y mettrai toutes celles que je t’ai écrites et que je ne t’ai pas postées.

Tu les liras peut-être dans la nuit et tu viendras peut-être sonner à ma porte le lendemain. Cela fait beaucoup de « peut-être », mais depuis quelque temps, « peut-être » fait partie de mon quotidien.

Et, pour ne te donner qu’un exemple, j’ai peut-être enfin trouvé un sens à ces cauchemars qui me hantent.

La voyante de Brighton avait raison, tout du moins sur un point. Mon enfance était là, au premier étage d’un immeuble d’Istanbul. J’y ai passé deux ans. J’ai dû jouer dans une ruelle au bout de laquelle se trouvait un grand escalier. Je n’en garde aucune trace, mais ces images d’une autre vie resurgissent dans mes nuits. Pour comprendre le mystère qui entoure une part de ma petite enfance, je dois poursuivre mes recherches. Je devine les raisons pour lesquelles mes parents ne m’ont jamais rien dit. Si j’avais été mère, j’aurais fait comme la mienne et tu à ma fille des souvenirs trop pénibles à raconter.

Cet après-midi, quelqu’un m’a montré les fenêtres de l’appartement où nous vivions, où ma mère avait dû poser son visage pour regarder le spectacle de la rue en contrebas. Je devinais la petite cuisine où elle préparait nos repas, le salon où je devais m’asseoir sur les genoux de mon père. Je croyais que le temps refermerait la blessure de leur absence, mais il n’en est rien.

J’aimerais un jour te faire découvrir cette ville. Nous irions nous promener rue Isklital, et lorsque nous nous trouverions au pied de la cité Roumélie, je te montrerais l’endroit où j’ai vécu quand j’avais cinq ans.

Nous irons un jour marcher le long du Bosphore, tu joueras de la trompette et l’on entendra ta musique jusque sur les collines d’Üsküdar.

À demain, Anton.

Je t’embrasse.

Alice

*

Elle s’était réveillée à l’aube ; voir naître le jour dans les reflets gris et argentés du matin sur le Bosphore lui avait donné envie de quitter sa chambre.

La salle à manger de l’hôtel était encore déserte, les serveurs en livrée à épaulettes galonnées finissaient de mettre le couvert. Alice choisit une table dans un angle. Elle avait emprunté un journal de la veille abandonné sur une desserte. Seule dans la salle à manger d’un palace d’Istanbul, lisant les nouvelles de Londres, elle laissa le journal lui glisser des mains tandis que ses pensées volaient vers Primrose Hill.

Elle imagina Carol, descendant Albermarle Street pour rejoindre Piccadilly où elle prendrait son autobus. Elle sauterait sur la plate-forme arrière de l’Imperial, engagerait aussitôt la conversation avec le contrôleur pour lui faire oublier de poinçonner son ticket. Elle dirait lui trouver une petite mine, se présenterait, et lui conseillerait de venir la voir un jour dans son service et, une fois sur deux, elle descendrait devant l’hôpital, avec son titre de transport vierge.

Elle pensa à Anton, marchant, besace à l’épaule, le col de son manteau ouvert, même dans le froid de l’hiver, la mèche rebelle au front et les yeux encore pleins de sommeil. Elle le vit traverser la cour de l’atelier, s’installer sur son tabouret devant son établi, compter ses couteaux à ciseler, caresser le pommeau rond de son rabot, et, jetant un regard à la grande aiguille de l’horloge, se mettre à l’ouvrage en soupirant. Elle eut des pensées pour Sam, entrant par la porte de derrière dans la librairie de Camden, ôtant son pardessus et enfilant sa blouse grise. Il se rendrait ensuite dans la boutique, dépoussiérerait les rayonnages ou ferait l’inventaire en attendant qu’arrive un client. Enfin, elle imagina Eddy, bras en croix sur son lit et ronflant à tout va. Et cette image la fit sourire.

— Je vous dérange ?

Alice sursauta et releva la tête. Daldry se tenait face à elle.

— Non, je lisais le journal.

— Vous avez une bonne vue !

— Pourquoi ? demanda Alice.

— Parce que votre journal est sous la table, à vos pieds.

— J’avais l’esprit ailleurs, confia-t-elle.

— Où cela, sans vouloir être indiscret ?

— En différents endroits de Londres.

Daldry se retourna vers le bar dans l’espoir d’attirer l’attention du serveur.

— Ce soir, je vous emmène dîner dans un endroit extraordinaire, l’une des meilleures tables d’Istanbul.

— Nous fêtons quelque chose ?

— En quelque sorte. Notre voyage a commencé dans l’un des meilleurs restaurants de Londres, je trouvais judicieux qu’il s’achève pour moi de la même façon.

— Mais vous ne partez pas avant…

— … que mon avion décolle !

— Mais il ne décolle pas avant…

— Vous croyez qu’il faut que je me roule par terre pour avoir un café ? C’est tout de même un comble ! s’exclama Daldry en interrompant Alice pour la seconde fois.

Il leva la main, l’agitant jusqu’à ce que le serveur se présente à la table, passa commande d’un petit déjeuner gargantuesque et supplia qu’on le serve au plus vite, il était affamé.

— Puisque nous avons la matinée de libre, reprit-il, que diriez-vous d’aller au bazar ? Il faut que je trouve un cadeau pour ma mère et vous me rendriez un grand service en me conseillant, je n’ai pas la moindre idée de ce qui pourrait lui plaire.

— Vous pourriez lui rapporter un bijou ?

— Elle ne le trouverait pas à son goût, répondit Daldry.

— Un parfum ?

— Elle ne porte que le sien.

— Un bel objet ancien ?

— Quel genre d’objet ?

— Un coffret à bijoux par exemple, j’en ai vu incrustés de nacre qui étaient de toute beauté.

— Pourquoi pas, mais elle me dira n’apprécier que la marqueterie anglaise.

— Une belle pièce d’argenterie ?

— Elle n’aime que la porcelaine.

Alice se pencha vers Daldry.

— Vous devriez rester quelques jours de plus et lui peindre un tableau, vous pourriez par exemple vous attaquer au grand carrefour, à l’entrée du pont de Galata.

— Oui, ce serait une idée charmante. Je ferai quelques croquis pour bien mémoriser l’endroit, et je me mettrai au travail en rentrant à Londres. Ainsi, la toile n’aura pas à souffrir du voyage.

— Oui, soupira Alice, nous pouvons aussi faire ainsi.

— Alors, c’est d’accord, dit Daldry, nous irons nous promener sur le pont de Galata.

Et, dès leur petit déjeuner terminé, Alice et Daldry prirent le tramway jusqu’à Karaköy et descendirent à l’entrée du pont qui enjambait la Corne d’Or et s’étirait sur l’eau jusqu’à Eminönü.

Daldry sortit de sa poche un carnet en moleskine et un crayon noir. Il dessina méticuleusement les lieux, marquant la station de taxis, croquant d’un trait l’embarcadère d’où partaient les vapeurs pour Kadıköy, esquissant ceux qui naviguaient vers les îles Moda et la rive d’Üsküdar, le petit quai où accostaient de l’autre côté du pont les barques faisant la navette entre les deux rives, la place ovale où s’arrêtaient le tram de Bebek et celui de Beyoğlu. Il entraîna Alice vers un banc.