Noircissant les pages de son carnet, il dessinait désormais des visages, celui d’un vendeur de pastèques derrière son étal, d’un cireur de chaussures assis sur une caisse en bois, d’un rémouleur pédalant pour faire tourner sa meule. Puis une charrette tractée par un mulet à la bedaine pendante, une voiture en panne, deux roues sur le trottoir, dont le conducteur avait le haut du corps plongé sous le capot du moteur.
— Voilà, dit-il au bout d’une heure en rangeant son carnet. J’ai noté l’essentiel, le reste est dans ma tête. Allons faire quand même un tour au bazar, au cas où.
Ils montèrent à bord d’un dolmuş.
Ils chinèrent dans les ruelles du grand bazar jusqu’à la mi-journée. Alice y acheta un coffret en bois décoré d’une dentelle de nacre, Daldry trouva une belle bague en lapis. Sa mère aimait le bleu, elle la porterait peut-être.
Ils déjeunèrent d’un kebab et rentrèrent à l’hôtel en début d’après-midi.
Can les attendait dans le hall, la mine sombre.
— Je suis consterné, j’ai capoté dans mon emploi.
— Mais qu’est-ce qu’il dit ? grommela Daldry à l’oreille d’Alice.
— Qu’il a échoué dans sa mission.
— Oui, mais enfin, ce n’est pas clair du tout, comment voulez-vous que je comprenne ?
— Question d’habitude, sourit Alice.
— Comme promis, je me suis trouvé ce matin à l’école Saint-Michel, où j’ai rencontré le recteur. Il a été très sociable avec moi et a bien voulu consulter ses livres. Nous les avons parcourus, classe par classe et pour les deux années dont nous avons parlé. Ce n’était pas facile, les écritures étaient anciennes et le papier très poussiéreux. Nous avons beaucoup éternué, mais nous avons scruté chaque page, sans omettre la moindre admission. Hélas, nous n’avons pas été primés de nos efforts. Rien ! Nous n’avons rien trouvé sous le nom de Pendelbury ou d’Eczaci. Nous nous sommes séparés très désappointés et j’ai la tristesse de vous dire que vous n’avez jamais été à Saint-Michel. Monsieur le recteur est incontestable.
— Je ne sais pas comment vous faites pour garder votre calme, chuchota Daldry.
— Essayez donc de formuler en turc ce qu’il vient de nous dire en anglais, et ensuite nous verrons qui est le plus doué des deux, répliqua Alice.
— De toute façon, vous prenez toujours sa défense.
— J’étais peut-être inscrite dans un autre établissement ? suggéra Alice en s’adressant à Can.
— C’est exactement ce que je me suis suggéré en quittant le recteur. De ce fait, j’ai eu l’idée d’organiser une liste. Je vais aller cet après-midi faire une visite à l’école de Chalcédoine à Kadıköy, et, si je ne trouve rien, j’irai demain à Saint-Joseph, elle se trouve dans le même quartier, et j’ai aussi une autre possibilité, l’école de filles de Nişantaşı. Vous voyez, nous avons encore beaucoup de ressources devant nous, il serait tout à fait précoce de considérer que nous sommes dans l’échec.
— Avec les heures qu’il va passer dans des établissements scolaires, vous ne pourriez pas lui suggérer d’en profiter pour prendre quelques cours d’anglais, ça ne serait pas du temps « considéré dans l’échec », non ?
— Ça suffit, Daldry, c’est vous qui devriez retourner à l’école.
— Mais moi, je ne prétends pas être le meilleur interprète d’Istanbul…
— Mais vous avez dix ans d’âge mental…
— C’est bien ce que je disais, vous prenez systématiquement sa défense. Cela me rassure, quand je serai parti, je ne vous manquerai pas trop, vous vous entendez si bien tous les deux.
— C’est très adulte cette remarque, très intelligent, vous vous améliorez d’heure en heure.
— Vous savez quoi, vous devriez passer l’après-midi avec Can, allez donc à l’école de Chalcédoine, qui sait si, en visitant les lieux, vous ne verrez pas resurgir quelques souvenirs.
— Vous faites la tête ? Vous avez vraiment un sale caractère !
— Pas le moins du monde. J’ai deux ou trois courses à faire en ville qui vous ennuieraient à mourir. Occupons chacun, avec intelligence, le reste de notre journée et nous nous retrouverons pour le dîner. Can est d’ailleurs le bienvenu si vous le souhaitez.
— Vous êtes jaloux de Can, Daldry ?
— Là, ma chère, permettez-moi de vous dire que c’est vous qui êtes ridicule. Jaloux de Can, et puis quoi encore ? Non mais vraiment, il aura fallu que je vienne jusqu’ici pour entendre de pareilles inepties !
Daldry donna rendez-vous à Alice à dix-neuf heures dans le hall et partit en la saluant à peine.
*
Un portail en fer forgé perçant un mur d’enceinte, une cour carrée où languissait un vieux figuier, des bancs qui vieillissaient sous un préau. Can frappa à la porte de la loge du concierge et demanda à être reçu par le directeur. Le concierge leur désigna le secrétariat et replongea dans la lecture de son journal.
Ils parcoururent un long couloir, les salles de classe en enfilade étaient toutes occupées, les élèves studieux écoutaient la leçon que dispensait leur maître. La surveillante générale les fit patienter dans un petit bureau.
— Vous sentez ? chuchota Alice à Can.
— Non, je dois sentir quoi ?
— L’alcool blanc qu’ils utilisent pour nettoyer les fenêtres, la poussière de craie, la cire sur les parquets, ça sent tellement l’enfance.
— Mon enfance ne sentait rien de tout cela, mademoiselle Alice. Mon enfance sentait les soirs précoces, les gens qui rentraient chez eux tête basse, les épaules écrasées par le travail de la journée, l’obscurité des chemins de terre, la saleté des faubourgs qui recouvrait la pauvreté des existences et il n’y avait chez moi ni alcool blanc, ni craies, ni bois ciré. Mais je ne me plains pas, mes parents étaient des gens formidables, ce n’était pas le cas pour tous mes copains. Promettez-moi de ne pas dire à M. Daldry que mon anglais est bien meilleur qu’il ne le croit, je prends tellement de plaisir à le faire enrager.
— Je vous le promets. Vous auriez pu me mettre dans la confidence.
— Je crois que c’est ce que je viens de faire.
La surveillante tapota sur sa table avec une règle en fer pour les faire taire. Alice se redressa sur sa chaise et se tint droite comme un bâton. Voyant cela, Can mit la main devant sa bouche pour étouffer son rire. Le directeur apparut et les fit entrer dans son bureau.
Trop heureux de pouvoir montrer qu’il parlait couramment anglais, l’homme ignora Can, ne s’adressant qu’à Alice. Le guide fit un clin d’œil complice à sa cliente ; après tout, seul le résultat comptait. Dès qu’Alice eut fait état de sa demande, le directeur lui répondit qu’en 1915 l’école n’accueillait pas encore de filles. Il était désolé. Il raccompagna Alice et Can jusqu’à la grille et les salua en avouant qu’il aimerait bien un jour visiter l’Angleterre. Peut-être ferait-il le voyage, quand il aurait pris sa retraite.
Puis ils se rendirent à Saint-Joseph. Le père qui les reçut était un homme à l’allure austère. Il écouta avec une grande attention Can lui exposer la raison de leur visite. Il se leva et parcourut la pièce, les bras croisés dans le dos. Il s’approcha de la fenêtre pour regarder la cour de récréation où les garçons se chamaillaient.
— Pourquoi faut-il toujours qu’ils se battent ? soupira-t-il. Pensez-vous que la brutalité soit inhérente à la nature de l’homme ? Je pourrais leur poser la question en cours, cela ferait un bon sujet de devoir, vous ne trouvez pas ? questionna le père sans jamais détourner son regard de la cour de récréation.