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— Probablement, dit Can, c’est même une excellente façon de les faire réfléchir à leur conduite.

— C’est à mademoiselle que je m’adressais, corrigea le supérieur.

— Je pense que cela ne servirait à rien, dit Alice sans hésitation. La réponse me paraît évidente. Les garçons aiment se bagarrer, et, oui, c’est dans leur nature. Mais plus ils acquièrent de vocabulaire et plus leur violence régresse. La brutalité n’est que la conséquence d’une frustration, l’incapacité d’exprimer sa colère par des mots, alors à défaut de paroles, ce sont les poings qui parlent.

Le supérieur se retourna vers Alice.

— Vous auriez eu une bonne note. Vous aimiez l’école ?

— Surtout quand je la quittais le soir, répondit Alice.

— Je m’en doutais. Je n’ai pas le temps de faire vos recherches, et je n’ai pas assez de personnel pour déléguer cette tâche. La seule chose que je puisse vous proposer serait de vous installer en salle d’étude et de vous laisser consulter les registres qui sont aux archives. Bien entendu, il est interdit de parler en salle d’étude, sous peine de renvoi immédiat.

— Bien entendu, s’empressa de répondre Can.

— C’était encore à mademoiselle que je m’adressais, dit le supérieur.

Can baissa la tête et admira le parquet ciré.

— Bien, suivez-moi, je vais vous accompagner. Le concierge vous apportera les registres d’admissions, dès qu’il aura mis la main dessus. Vous avez jusqu’à dix-huit heures, ne perdez pas votre temps. Dix-huit heures et pas une minute de plus, nous sommes d’accord ?

— Vous pouvez compter sur nous, répondit Alice.

— Alors allons-y, dit le supérieur en avançant à la porte de son bureau.

Il céda le passage à Alice et se retourna vers Can, qui n’avait pas bougé de sa chaise.

— Vous comptez passer l’après-midi dans mon bureau ou vous mettre au travail ? demanda-t-il d’un ton pincé.

— Je ne savais pas que cette fois vous vous adressiez également à moi, répondit Can.

Les murs de la salle d’étude étaient peints en gris à mi-hauteur et en bleu ciel jusqu’au plafond où deux rangées de néons grésillaient. Les élèves, pour la plupart en punition, ricanèrent en voyant Alice et Can prendre place sur un banc au fond de la salle. Mais le supérieur tapa du pied et le calme revint aussitôt et se maintint après son départ. Le concierge ne tarda pas à leur apporter deux dossiers noirs, ceints par un ruban. Il expliqua à Can que tout s’y trouvait, admissions, expulsions, comptes rendus de fin d’année, chaque document étant rangé par classe.

Les pages étaient séparées par une marge médiane, à gauche les noms étaient transcrits en caractères latins, à droite en écriture ottomane. Can suivit du doigt chaque ligne et étudia les registres page après page. Lorsque la pendule afficha dix-sept heures trente, il referma le second volume et regarda Alice, l’air désolé.

Ils prirent chacun un dossier sous le bras et les remirent au concierge. En franchissant la grille de Saint-Joseph, Alice se retourna et salua d’un geste le supérieur qui les épiait depuis la fenêtre de son bureau.

— Comment saviez-vous qu’il nous observait ? demanda Can en descendant la rue.

— J’avais le même quand j’étais au collège à Londres.

— Demain nous réussirons, j’en suis certain, dit Can.

— Alors nous verrons bien demain.

Can la raccompagna à son hôtel.

*

Daldry avait réservé une table au Markiz, mais, en arrivant devant la porte du restaurant, Alice hésita. Elle n’avait pas envie d’un dîner formel. La nuit était douce, et elle suggéra une promenade le long du Bosphore, au lieu de rester des heures assis dans une salle bruyante et enfumée. Si la faim les gagnait, ils trouveraient bien un endroit où s’arrêter plus tard. Daldry accepta, il n’était pas en appétit.

Sur la berge, quelques promeneurs les imitaient, trois pêcheurs tentaient leur chance en lançant leurs lignes dans les eaux noires, un vendeur de journaux bradait les nouvelles du matin, et un cireur de chaussures s’appliquait à faire briller les bottes d’un soldat.

— Vous avez l’air soucieux, dit Alice en regardant la colline d’Üsküdar, de l’autre côté du Bosphore.

— Une pensée me préoccupe, rien de grave. Comment était votre journée ?

Alice lui parla des visites qu’elle avait faites l’après-midi, sans succès.

— Vous vous souvenez de notre virée à Brighton ? dit Daldry en allumant une cigarette. Sur le chemin du retour, ni vous ni moi ne voulions accorder le moindre crédit à cette femme qui vous avait prédit l’avenir et parlé d’un passé plus mystérieux encore. Même si vous ne me le disiez pas, par courtoisie je suppose, vous vous demandiez pourquoi nous avions fait ces kilomètres inutiles, pourquoi nous avions passé le soir du réveillon de Noël à braver la neige et le froid dans une automobile mal chauffée, à risquer notre vie sur des routes verglacées. Pourtant, que de routes et de kilomètres nous avons parcourus depuis lors. Et combien d’événements qui vous semblaient impossibles se sont produits ? J’ai envie de continuer à y croire, Alice, j’ai envie de penser que nos efforts ne sont pas vains. La belle Istanbul vous a déjà révélé tant de secrets que vous ne soupçonniez pas… qui sait ? dans quelques semaines vous rencontrerez peut-être cet homme qui fera de vous la femme la plus heureuse du monde. À ce sujet, il faut que je vous parle d’une chose, dont je me sens un peu coupable…

— Mais je suis heureuse, Daldry. J’ai fait, grâce à vous, un voyage incroyable. Je peinais à ma table de travail, j’étais à court d’idées et, toujours grâce à vous, j’en ai aujourd’hui la tête pleine. Je me moque bien de savoir si cette prophétie absurde se réalisera. Pour être honnête, je lui trouve un côté détestable, pour ne pas dire vulgaire. Elle me renvoie une image de moi-même que je n’aime pas, celle d’une femme seule qui poursuit une chimère. Et puis l’homme qui transformera ma vie, je l’ai déjà rencontré.

— Ah oui, et qui est-ce ? demanda Daldry.

— Le parfumeur de Cihangir. Il m’a permis d’imaginer de nouveaux projets. Je me trompais chez lui l’autre jour, ce ne sont pas seulement des parfums d’intérieur que je cherche, mais des parfums de lieux, ceux qui nous rappellent des instants qui nous ont marqués, des moments uniques et disparus. Saviez-vous que la mémoire olfactive est la seule qui ne se délite jamais ? Les visages de ceux qu’on a le plus aimés s’effacent avec le temps, les voix s’oublient, mais les senteurs, jamais. Vous qui êtes gourmand, que resurgisse l’arôme d’un plat de votre enfance et vous verrez tout renaître, chaque détail. L’an dernier, un homme qui avait apprécié l’une de mes créations chez un parfumeur de Kensington et obtenu de lui mon adresse s’est présenté chez moi. Il est arrivé avec un coffret en fer, l’a ouvert et m’a montré son contenu : une vieille cordelette tressée, un jouet en bois, un soldat de plomb à l’uniforme écaillé, une agate, un petit drapeau usé. Toute son enfance se trouvait dans cette boîte en métal. Je lui ai demandé en quoi cela pouvait me concerner et ce qu’il attendait de moi. Il m’a alors confié qu’en découvrant mon parfum quelque chose d’étrange lui était arrivé. En rentrant chez lui, il avait ressenti le besoin urgent d’aller fouiller son grenier pour retrouver ces trésors jusque-là totalement oubliés. Il a approché le coffret pour me le faire sentir et m’a demandé d’en reproduire l’odeur, avant que celle-ci ne s’efface à jamais. Je lui ai bêtement répondu que c’était impossible. Pourtant, après son départ, j’ai noté sur une feuille de papier tout ce que j’avais senti dans cette boîte. Le métal rouillé à l’intérieur du couvercle, le chanvre de la cordelette, le plomb du soldat, l’huile d’une peinture ancienne qui avait servi à le colorier, le chêne que l’on avait sculpté pour fabriquer un jouet, la soie poussiéreuse d’un petit drapeau, une bille d’agate, et j’ai rangé cette feuille, sans savoir quoi en faire. Mais aujourd’hui je sais. Je sais comment faire ce métier, en multipliant les observations, comme vous le faites avec vos carrefours, en tentant l’impossible pour recomposer un parfum avec des dizaines de matières. Ce qui vous anime, ce sont les formes et les couleurs et moi les mots et les odeurs. J’irai revoir ce parfumeur de Cihangir, je lui demanderai la permission de passer du temps à ses côtés, de m’apprendre la façon dont il travaille. Nous échangerons nos connaissances, nos savoir-faire. Je voudrais pouvoir recréer des moments disparus, réveiller des lieux endormis. Je sais que mes explications vous paraissent confuses, mais, si vous deviez rester ici et que Londres vous manquait, imaginez ce que cela représenterait de pouvoir retrouver l’odeur d’une pluie qui vous est familière ? Nos rues ont leur propre odeur, celle des matins comme celle des soirs ; chaque saison, chaque jour, chaque minute qui compte dans nos vies a son odeur particulière.