— C’est une drôle d’idée, mais il est vrai que j’aimerais, ne serait-ce qu’une fois, retrouver l’odeur qui régnait dans le bureau de mon père. Vous avez raison, en y pensant, elle était bien plus complexe qu’il n’y paraît. Il y avait bien sûr, celle du feu de bois dans la cheminée, son tabac à pipe, le cuir de son fauteuil, différent d’ailleurs du sous-main sur lequel il écrivait. Je ne pourrais pas toutes vous les décrire, mais je me souviens aussi de celle du tapis, devant son bureau, où je jouais quand j’étais enfant. J’y ai passé des heures à mener de féroces batailles de soldats de plomb. Les stries rouges délimitaient les positions des armées napoléoniennes, les bordures vertes, celles de nos troupes. Et ce champ de bataille avait une senteur de laine et de poussière que je trouvais réconfortante. Je ne sais pas si votre idée fera notre fortune, et je doute qu’un parfum de tapis ou de rue pluvieuse séduise une grande clientèle, mais j’y vois une certaine poésie.
— Un parfum de rue peut-être pas, mais un parfum d’enfance… À la minute où je vous parle, je traverserais tout Istanbul pour retrouver dans un petit flacon l’odeur des premiers jours d’automne à Hyde Park. Il me faudra probablement des mois, reprit Alice, des années pour aboutir à quelque chose de satisfaisant, de suffisamment universel. Je me sens pour la première fois confortée dans ce métier, dont je finissais par douter et qui est pourtant celui que je veux exercer depuis toujours. Je vous serai éternellement reconnaissante, ainsi qu’à cette voyante, de m’avoir, chacun à votre façon, poussée à venir ici. Quant au désarroi que me cause ce que nous avons découvert sur le passé de mes parents… c’est un sentiment trouble qui me procure aussi une joie emplie de nostalgie, de douceur, de tristesse et de rires. À Londres, chaque fois que je passais dans la rue où nous habitions, je ne reconnaissais plus rien, ni notre immeuble ni les petits magasins où je me rendais avec ma mère, car tout a disparu. Maintenant, je sais qu’il existe encore un endroit où mes parents et moi avons été ensemble ; les parfums de la rue Isklital, les pierres des immeubles, ses tramways et mille autres choses encore m’appartiennent désormais. Et même si ma mémoire n’a pas conservé la trace de ces moments, je sais qu’ils ont eu lieu. Le soir, en guettant le sommeil, je ne penserai plus à leur absence, mais à ce que mes parents ont pu vivre ici. Je vous assure, Daldry, c’est déjà beaucoup.
— Mais vous ne renoncerez pas pour autant à aller plus avant dans vos recherches ?
— Non, je vous le promets, même si je sais que ce ne sera plus tout à fait pareil après votre départ.
— Je l’espère bien ! Même si je suis sûr du contraire. Vous vous entendez à merveille avec Can, et si je joue parfois à prendre ombrage de votre complicité, au fond je m’en réjouis. Ce bougre parle aussi bien l’anglais que le sabot d’un âne, mais il est, je l’avoue, un guide hors pair.
— Tout à l’heure, vous vouliez me confier quelque chose, de quoi s’agissait-il ?
— De rien d’important je suppose, je l’ai déjà oublié.
— Quand quittez-vous Istanbul ?
— Bientôt.
— Si tôt que cela ?
— Oui, je le crains.
La promenade se poursuivit le long du quai. Devant l’embarcadère où le dernier vapeur du soir larguait ses amarres, Alice prit la main de Daldry qui frôlait la sienne.
— Deux amis peuvent se tenir par la main, n’est-ce pas ?
— Je suppose que oui, répondit Daldry.
— Alors, marchons encore un peu, si vous le voulez bien.
— Oui, c’est une bonne idée, marchons encore un peu, Alice.
12.
Alice,
Vous me pardonnerez, je l’espère, ce départ impromptu. Je n’avais pas envie de nous imposer un au revoir de plus. J’y réfléchissais chaque soir cette semaine lorsque je vous quittais devant votre chambre, et l’idée de vous saluer dans le hall de l’hôtel, ma valise à la main, me semblait accablante. J’ai voulu vous l’annoncer hier, et j’y ai renoncé par peur de gâcher ces délicieux instants que je passais en votre compagnie. J’ai préféré que nous gardions le souvenir d’une dernière promenade sur les rives du Bosphore. Vous paraissiez heureuse et je l’étais aussi, qu’espérer de plus à la fin d’un voyage ? J’ai découvert en vous une femme merveilleuse, dont je suis fier d’être devenu l’ami, tout du moins je l’espère. Amie, vous l’êtes pour moi, et ce séjour à Istanbul en votre compagnie restera l’un des plus joyeux moments de ma vie. J’espère de tout mon cœur que vous atteindrez votre but. L’homme qui vous aimera devra s’accoutumer à votre caractère (un ami peut vous dire cela sans vous fâcher, n’est-ce pas ?), mais il aura à ses côtés une femme dont les éclats de rire chasseront tous les orages de sa vie.
Je suis heureux de vous avoir eue pour voisine, et je sais déjà en vous écrivant ces lignes que votre présence, même quand elle se faisait bruyante, me manquera.
Faites bonne route, fille de Cömert Eczaci, courez vers ce bonheur qui vous habille si bien.
Votre ami dévoué,
Daldry
Ethan,
J’ai trouvé votre lettre ce matin. Je vous posterai la mienne cet après-midi et je me demande combien de temps elle mettra à vous parvenir. C’est le bruissement de l’enveloppe quand vous l’avez glissée sous ma porte qui m’a sortie du lit et j’ai compris aussitôt que vous partiez. Je me suis précipitée à la fenêtre, juste à temps pour vous voir monter dans votre taxi ; lorsque vous avez relevé la tête vers notre étage, j’ai reculé d’un pas. Probablement pour les mêmes raisons que vous. Et pourtant, alors que votre voiture s’éloignait dans la rue Isklital, j’aurais voulu vous dire au revoir de vive voix, vous remercier de votre présence. Vous aussi vous avez un sacré caractère (une véritable amie peut vous dire cela sans vous vexer, n’est-ce pas ?), mais vous êtes un homme remarquable, généreux, drôle et talentueux.
D’une façon insolite, vous êtes devenu mon ami, peut-être que cette amitié n’aura vécu que quelques jours, quelques semaines à Istanbul, mais, d’une façon tout aussi insolite, j’avais soudain besoin de vous ce matin.
Je vous pardonne de bon cœur la discrétion de votre départ, je crois même que vous avez bien fait d’agir ainsi, moi non plus je n’aime pas les adieux. Quelque part, je vous envie d’être bientôt à Londres. Notre vieille maison victorienne me manque, mon atelier aussi. Je vais attendre ici que le printemps revienne. Can m’a promis de m’emmener, dès les premiers beaux jours, visiter l’île aux Princes que nous avons tous deux manquée. Je vous en dépeindrai chaque recoin et, si je découvrais un carrefour digne de votre intérêt, je vous le décrirais dans ses moindres détails. Il paraît que, là-bas, le temps s’est arrêté, que lorsqu’on s’y promène on se croirait revenu au siècle dernier. Les engins motorisés y sont interdits, seuls ânes et chevaux ont le droit d’y circuler. Demain, nous retournons voir le vieux parfumeur de Cihangir, je vous écrirai aussi ma visite chez lui et vous tiendrai informé de l’avancement de mes travaux.