J’espère que le voyage n’aura pas été trop éprouvant et que votre mère aura recouvré la santé. Prenez soin d’elle et de vous aussi.
Je vous souhaite de merveilleux moments en sa compagnie.
Votre amie,
Alice
Chère Alice,
Votre lettre aura mis six jours exactement pour me parvenir. Le facteur me l’a portée ce matin alors que je sortais. J’imagine qu’elle aussi a voyagé en avion, mais le tampon de la poste ne dit pas sur quelle ligne, ni même si elle a fait escale à Vienne. Le lendemain de mon arrivée, après avoir remis de l’ordre dans mon appartement, je suis allé faire de même dans le vôtre. Je vous rassure, je n’ai touché à aucune de vos affaires et me suis contenté de chasser la poussière qui s’était autorisée, en votre absence, à s’installer chez vous impunément. Vous m’auriez aperçu, en tablier et fichu sur la tête avec mon balai et mon seau à la main, vous vous moqueriez encore de moi. C’est d’ailleurs ce que doit faire en ce moment même notre voisine du dessous, celle qui vous ennuie parfois avec son piano et que j’ai eu le malheur de croiser ainsi accoutré en descendant les poubelles. Votre logis a retrouvé la clarté du printemps qui, je l’espère, ne se fera pas trop attendre. Vous dire qu’il règne un froid humide sur le royaume d’Angleterre serait d’une banalité évidente et, bien que cela soit l’un de mes sujets de conversation préférés, je ne vous ennuierai pas avec le temps qu’il fait. Sachez toutefois que la pluie n’a cessé depuis mon retour et qu’il a plu tout le mois, d’après ce que j’ai pu entendre dire au pub, où j’ai repris l’habitude d’aller déjeuner chaque jour.
Le Bosphore et sa surprenante douceur hivernale me semblent bien loin.
Hier, je suis allé me promener le long de la Tamise. Vous aviez raison, je n’y ai retrouvé aucune odeur semblable à celles que vous vous amusiez à me faire découvrir lors de nos balades près du pont de Galata. Même le purin des chevaux semble différent ici, et, écrivant cela, je me demande si j’ai choisi le meilleur exemple pour illustrer mon propos.
Je me sens coupable d’être parti sans vous saluer, mais j’avais le cœur un peu lourd ce matin-là. Allez savoir pourquoi, allez savoir ce que vous m’aviez fait. Vous ne pourriez jamais comprendre ce qu’il en est d’être moi, mais d’une certaine façon, cette dernière nuit où nous nous promenions dans Istanbul, vous êtes devenue mon amie. Comme le dit une chanson, vous m’avez frôlé l’âme et vous m’avez changé, comment vous pardonner d’avoir fait naître en moi l’envie d’aimer et d’être aimé ? D’une façon très étrange, vous avez fait de moi un meilleur peintre, peut-être même un homme meilleur. Ne vous méprenez pas, cela n’est nullement de ma part l’aveu de sentiments troublés que je vous porterais, mais une sincère déclaration d’amitié. De telles choses peuvent se dire entre amis, n’est-ce pas ?
Vous me manquez, chère Alice, et le plaisir d’avoir posé mon chevalet sous votre verrière n’en est que redoublé, car ici, en vos murs, au milieu de tous ces parfums que vous m’avez appris à reconnaître, je sens un peu votre présence et elle me donne le courage de peindre un certain carrefour d’Istanbul que nous avons étudié ensemble. La tâche est ambitieuse et j’ai déjà jeté bon nombre de croquis que je trouvais trop faibles et bien insuffisants, mais je saurai être patient.
Prenez soin de vous et transmettez mes meilleures salutations à Can. Non, d’ailleurs, ne les lui transmettez pas et gardez-les entières pour vous.
Daldry
Cher Daldry,
Je viens de recevoir votre lettre et je vous remercie de ces mots si généreux que vous m’adressez. Il faut que je vous raconte la semaine qui vient de s’écouler. Le lendemain de votre départ, Can et moi avons pris l’autobus qui se rend de Taksim à Emirgan et passe par Nişantaşı. Nous avons visité tous les établissements scolaires du quartier, hélas sans aucun résultat. Chaque fois la même scène, ou presque, se répétait ; cours et préaux d’écoles identiques, des heures entières passées à éplucher de vieux registres, sans y trouver mon nom. Parfois, la visite était plus courte, parce que les archives n’existaient plus, ou parce que ces écoles n’accueillaient pas encore de filles du temps de l’Empire. C’est à croire que mes parents ne m’ont jamais scolarisée lorsque nous étions à Istanbul. Can pense qu’ils avaient peut-être choisi de ne pas le faire, en raison de la guerre. Mais de ne figurer nulle part, ni sur les registres du consulat, ni dans ceux d’aucune école, me fait parfois me demander si seulement j’existais. Je sais que cette pensée n’a aucun sens, et j’ai décidé avant-hier de cesser ces recherches qui me sont devenues pénibles.
Depuis, nous sommes retournés voir le parfumeur de Cihangir, et les deux dernières journées passées en sa compagnie furent bien plus captivantes que les précédentes. Grâce aux excellentes traductions de Can, dont l’anglais s’est grandement amélioré depuis votre départ, je lui ai tout expliqué de mes projets. Au début, l’artisan a pensé que j’étais folle, mais, pour le convaincre, j’ai usé d’un petit stratagème. Je lui ai parlé de mes concitoyens, de tous ceux qui n’auront pas la chance de visiter Istanbul, ceux qui ne grimperont jamais en haut de la colline de Cihangir, ceux qui ne marcheront pas dans les ruelles empierrées qui descendent vers le Bosphore, ceux qui ne verront qu’en carte postale les reflets argentés de la lune sur ses eaux tumultueuses, ceux qui n’entendront jamais la corne des vapeurs voguant vers Üsküdar. Je lui ai dit qu’il serait merveilleux de leur offrir la possibilité d’imaginer la magie d’Istanbul dans un parfum qui leur raconte toutes ses beautés. Et comme notre vieux parfumeur aime sa ville plus que tout, il a cessé de rire et m’a soudain prêté toute son attention. J’ai recopié sur une feuille la longue liste des odeurs que j’avais perçues dans les ruelles de Cihangir, et Can lui en a fait la lecture. Le vieil homme a été très impressionné. Je sais que ce projet est d’une ambition folle, mais je me suis prise à rêver éveillée, à rêver qu’un jour, dans la vitrine d’une parfumerie de Kensington ou de Piccadilly, se trouvera un flacon de parfum baptisé Istanbul. Je vous en supplie, ne vous moquez pas de moi, j’ai réussi à convaincre l’artisan de Cihangir et j’ai besoin de tout votre soutien moral.
Nos approches sont différentes, il ne pense qu’en absolus, moi en chimiste, mais sa façon de travailler me ramène à l’essentiel, elle m’ouvre des horizons nouveaux. Nos démarches deviennent chaque jour un peu plus complémentaires. Recréer un parfum ne se fait pas qu’en mélangeant des molécules, mais en commençant par écrire tout ce que notre sens olfactif nous dicte, toutes les impressions qu’il grave en nos mémoires comme l’aiguillon d’un enregistreur grave une musique dans la cire d’un microsillon.
Maintenant, mon cher Daldry, si je vous raconte tout cela, ce n’est pas dans le seul but de vous parler de moi, bien que ce soit un exercice auquel je prenne goût, mais aussi pour savoir, à mon tour, où vous en êtes de vos travaux.