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Nous sommes associés, et il est hors de question que je sois la seule à me mettre au travail. Si vous n’avez rien oublié de l’accord que nous avions scellé dans un merveilleux restaurant de Londres, vous vous souvenez sans doute que vous deviez, vous aussi, affirmer votre talent en peignant le plus beau des carrefours d’Istanbul. Je serais bien heureuse de lire dans votre prochaine lettre la liste la plus exhaustive possible de ce que vous notiez pendant que je vous attendais sur le pont de Galata. Je n’ai rien oublié de cette journée et j’espère que vous non plus, car je voudrais qu’il ne manque aucun détail sur votre tableau. Prenez cela comme une interrogation écrite et ne levez pas les yeux au ciel… même si je vous imagine déjà le faire. J’ai un peu trop fréquenté les écoles ces derniers jours.

Si vous le préférez, comprenez que par cette requête, mon cher Daldry, je vous lance un défi. Lorsque je rentrerai à Londres, je vous promets de venir vous remettre le parfum que j’aurai créé et, en le respirant, vous revisiterez tous les souvenirs que vous avez emportés avec vous. J’espère bien qu’en retour vous me présenterez votre tableau achevé. Ils auront un point commun, puisque chacun à sa façon racontera les journées que nous passions à Cihangir et à Galata.

À mon tour de vous demander pardon, pour cette façon détournée de vous faire deviner que je vais rester ici plus longtemps.

J’en ressens le besoin et l’envie. Je suis heureuse, Daldry, vraiment heureuse. Je me sens plus libre que jamais, je crois même pouvoir affirmer que je n’ai jamais connu une telle liberté et qu’elle m’enivre. Pour autant, je ne veux pas être une charge financière qui consume votre héritage. Vos mandats hebdomadaires m’ont permis de vivre dans des conditions bien trop privilégiées et je ne n’ai pas besoin d’un tel confort ni d’un tel luxe. Can, dont la compagnie est précieuse, s’est arrangé pour me trouver une jolie chambre dans une maison d’Üsküdar, non loin de chez lui. C’est l’une de ses tantes qui me la louera. Je suis folle de joie, je vais quitter l’hôtel demain et commencer à vivre la vie d’une vraie Stambouliote. Il me faudra presque une heure chaque matin pour me rendre chez notre parfumeur, un peu plus le soir pour rentrer, mais je ne m’en plains pas, au contraire, traverser deux fois par jour le Bosphore à bord d’un vapur, comme ils le disent ici, n’est pas aussi pénible que de s’engouffrer dans les profondeurs de notre métro londonien. La tante de Can m’a proposé un emploi de serveuse dans le restaurant qu’elle tient à Üsküdar, c’est le meilleur du quartier et les touristes y viennent de plus en plus nombreux. Pour elle, employer une anglophone est un avantage. Can m’apprendra à déchiffrer la carte et à savoir dire en turc de quoi sont composés les plats préparés par le mari de Mama Can qui règne en maître sur la cuisine du restaurant. J’y travaillerai les trois derniers jours de la semaine et mon salaire sera amplement suffisant pour subvenir aux besoins d’une vie certes plus modeste que celle que nous avons partagée, mais à laquelle j’étais habituée avant de vous connaître.

Mon cher Daldry, la nuit est tombée depuis longtemps sur Istanbul, ma dernière dans cet hôtel, et je vais profiter avant de dormir du luxe de ma chambre. Chaque soir, en passant devant celle que vous occupiez, je vous disais bonsoir ; je continuerai à le faire lorsque je serai installée à Üsküdar, depuis ma fenêtre qui donne sur le Bosphore.

Je vous en indique l’adresse au dos de cette lettre, j’attends impatiemment celle que vous m’enverrez en retour, et j’espère qu’elle contiendra la liste que je vous force à m’écrire.

Prenez soin de vous.

Je vous embrasse, comme une amie.

Alice

Alice,

Puisque je suis aux ordres…

En ce qui concerne le tramway :

Intérieur plaqué de bois, lattes de plancher usées, une porte en vitre de couleur indigo séparant le conducteur des voyageurs, la manivelle en fer du machiniste, deux plafonniers blafards, une vieille peinture crème, écaillée en de multiples endroits.

En ce qui concerne le pont de Galata :

Un tablier couvert de pavés de guingois, où s’engagent les rails des deux lignes de tramway dont le parallélisme est loin d’être parfait ; des trottoirs irréguliers, des parapets en pierre, deux garde-corps noirs en fer forgé, tachés de rouille et présentant des traces de corrosion aux points d’insertion du métal dans la pierre ; cinq pêcheurs accoudés, dont un gosse qui ferait mieux d’être à l’école au lieu de pêcher en plein milieu de la semaine. Un vendeur de pastèques debout derrière sa charrette bâchée d’une toile à rayures rouges et blanches ; un vendeur de journaux avec une besace en toile de jute en bandoulière, une casquette de travers sur la tête et qui mâche une chique de tabac (qu’il recrachera un peu plus tard) ; un vendeur de breloques regardant le Bosphore en se demandant si ce ne serait pas plus simple d’y balancer sa marchandise et lui avec ; un pickpocket, ou tout au moins un type qui traîne avec un air patibulaire ; sur le trottoir d’en face, un homme d’affaires qui n’a pas dû en faire de bonnes depuis longtemps à voir sa mine défaite, il est vêtu d’un complet bleu nuit, porte un chapeau et des chaussures à claques blanches ; deux femmes marchant côte à côte, probablement deux sœurs, étant donné leur ressemblance ; à dix pieds derrière elles, un cocu qui n’a pas l’air de se faire d’illusions ; un peu plus loin, un marin qui descend l’escalier vers la berge.

Et, puisque je vous parle de la berge, on y voit deux pontons flottants, où sont amarrées des barques colorées, certaines aux coques rayées de rouge indigo, d’autre de jaune jonquille. Un embarcadère où attendent cinq hommes, trois femmes et deux gamins.

La perspective de la ruelle qui file vers les hauteurs permet de discerner, si l’on y prête suffisamment attention, la devanture d’un fleuriste ; en enfilade, celle d’une papeterie, d’un bureau de tabac, d’un marchand de quatre saisons, d’une épicerie, et d’un magasin de café ; au-delà, la ruelle tourne et mes yeux ne voient plus.

Je vous épargne les variations de couleurs dans le ciel que je garde pour moi, vous les découvrirez sur la toile, quant au Bosphore, nous l’avons suffisamment contemplé ensemble pour que vous imaginiez les reflets de lumière qui apparaissent dans les tourbillons d’eau, à la poupe des vapeurs.

Au loin, la colline d’Üsküdar et ses maisons perchées que je détaillerai avec bien plus d’attention maintenant que j’apprends que vous allez y vivre ; les cônes des minarets ; les centaines de navires, chaloupes, yoles et cotres qui sillonnent la baie… Tout cela est un peu en désordre je vous le concède, mais j’espère avoir réussi haut la main mon examen de passage.

Je vous posterai donc cette lettre à la nouvelle adresse que vous m’avez indiquée, en espérant qu’elle vous parvienne dans ce quartier que je n’ai pas eu le privilège de visiter.

Votre dévoué

Daldry

P-S : Ne vous sentez pas obligée de transmettre mes salutations à Can, à sa tante non plus d’ailleurs. J’oubliais, il a plu lundi, mardi et jeudi, le temps fut mitigé mercredi, mais très ensoleillé vendredi…

Daldry,

Voici venus les derniers jours de mars. Je n’ai pas pu vous écrire la semaine dernière. Entre les journées passées dans l’atelier de l’artisan de Cihangir et les soirées dans le restaurant d’Üsküdar, il n’est pas rare que je m’endorme à peine allongée sur mon lit en regagnant mon studio. Je travaille désormais au restaurant tous les jours de la semaine. Vous seriez fier de moi, j’ai acquis une belle agilité dans le maniement des plats et des assiettes, je réussis à en porter jusqu’à trois sur chaque bras, sans trop de casse… Mama Can, c’est le nom qu’ici tout le monde donne à la tante de notre guide, est adorable avec moi. Si je mangeais tout ce qu’elle m’offre, je reviendrais à Londres grosse comme une outre.