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Le samedi, je vais me promener à Hyde Park. Avec la pluie qui dégringole tous les week-ends, je n’y croise presque personne et j’adore ça.

À propos de personnes que l’on croise, j’ai rencontré l’une de vos amies dans la rue en début de semaine. Une certaine Carol qui s’est spontanément présentée à moi. Son visage m’est revenu quand elle a évoqué ce soir où j’avais fait irruption chez vous. J’en profite pour vous dire que je suis désolé de m’être conduit de la sorte. Ce n’était pas pour m’en faire le reproche que votre amie m’a accosté, mais parce qu’elle savait que nous avions voyagé ensemble et avait espéré un instant que vous seriez de retour. Je lui ai dit qu’il n’en était rien et nous sommes allés prendre un thé, au cours duquel je me suis permis de lui donner de vos nouvelles. Je n’ai bien sûr pas eu le temps de tout lui raconter, elle devait commencer son service à l’hôpital ; elle est infirmière, et moi stupide de vous le dire puisque c’est l’une de vos meilleures amies, mais j’ai horreur des ratures. Carol s’est montrée passionnée par le récit de nos journées à Istanbul et je lui ai promis de dîner avec elle la semaine prochaine pour lui en conter d’autres. Ne vous inquiétez pas, ce n’est en rien une corvée, votre amie est charmante.

Voilà, chère Alice, comme vous le constaterez en lisant ces quelques lignes, ma vie est bien moins exotique que la vôtre, mais comme vous, je suis heureux.

Votre ami,

Daldry

P-S : Dans votre dernière lettre, en parlant toujours de ce cher Can, vous écrivez : « Il vient me chercher le matin en bas de chez moi. » Suggériez-vous qu’Istanbul soit devenue votre « chez-vous » ?

Anton,

C’est par une triste nouvelle que je commence cette lettre. M. Zemirli s’est éteint chez lui dimanche dernier, c’est sa cuisinière qui l’a trouvé au matin, il s’était endormi dans son fauteuil.

Can et moi avons décidé de nous rendre à ses obsèques. Je pensais que nous y serions peu nombreux et que deux âmes de plus ne seraient pas de trop pour peupler le cortège. Mais nous étions une centaine à nous presser dans le petit cimetière pour accompagner M. Zemirli jusqu’à sa tombe. Il faut croire que cet homme était devenu la mémoire de tout un quartier ; en dépit de son infirmité, le jeune Ogüz qui prétendait dompter les tramways aura réussi une belle vie, ceux qui se trouvaient là en témoignaient, partageant rires et émotions autour de son souvenir. Au cours de la cérémonie, un homme ne cessait de me regarder. Je ne sais pas ce qui a pris à Can, mais il a tant insisté pour que je fasse sa connaissance que nous sommes allés tous les trois prendre un thé dans une pâtisserie de Beyoğlu. L’homme est un neveu du défunt, il semblait avoir beaucoup de chagrin. La coïncidence est troublante, car nous l’avions tous deux déjà rencontré, il est propriétaire du magasin d’instruments de musique où j’avais acheté une trompette. Mais assez parlé de moi. Ainsi vous avez fait la rencontre de Carol ? J’en suis ravie, elle a un cœur en or et a trouvé le métier qui va avec. J’espère que vous avez passé un agréable moment en sa compagnie. Dimanche prochain, si le temps le permet, et il s’est beaucoup radouci, nous irons, avec Can et le neveu de M. Zemirli, pique-niquer sur l’île aux Princes ; je vous en ai déjà parlé dans une précédente lettre. Mama Can m’a imposé une journée de repos par semaine, alors j’obéis.

Je suis heureuse de lire que vous progressez dans votre peinture et que vous prenez plaisir à travailler sous ma verrière. Finalement, j’aime vous imaginer chez moi, vos pinceaux à la main, et j’espère que chaque soir, en partant, vous essaimez un peu de vos couleurs et de votre folie pour égayer les lieux (prenez cela comme un compliment qui se dit entre amis).

Il m’arrive souvent de vouloir vous écrire, mais la fatigue est telle que j’y renonce tout aussi souvent. D’ailleurs, j’achève cette lettre trop courte où je voudrais pouvoir encore vous raconter mille choses, car mes yeux se ferment. Sachez que je suis fidèle à votre amitié et vous envoie chaque soir depuis ma fenêtre d’Üsküdar des pensées affectueuses avant d’aller me coucher.

Je vous embrasse.

Alice

P-S : Je me suis décidée à apprendre le turc et cela me plaît beaucoup. Can me l’enseigne et je progresse avec une facilité qui le déconcerte, il me dit que je parle presque sans accent et qu’il est très fier de moi. J’espère que vous le serez aussi.

Très chère Suzie !

Ne faites pas l’étonnée… Vous m’avez bien rebaptisé Anton alors que mon prénom est Ethan et que vous m’écrivez toujours « Cher Daldry ».

Qui est cet Anton auquel vous pensiez en m’écrivant votre dernière lettre qui accusait presque autant de retard que la précédente ?

Si je n’avais pas une sainte horreur des ratures, je rayerais tout ce que je viens d’écrire et qui doit vous laisser penser que je suis de mauvaise humeur. Ce n’est pas faux, je ne suis pas satisfait du travail que j’accomplis depuis plusieurs jours. Les maisons d’Üsküdar et particulièrement celle où vous vivez me donnent un mal de chien. Comprenez que depuis le pont de Galata où nous nous trouvions, elles apparaissaient minuscules, et maintenant que je vous sais y vivre, je les voudrais immenses et bien reconnaissables pour que vous puissiez identifier la vôtre.

J’ai remarqué dans votre dernière lettre que vous ne parlez pas du tout de vos travaux. Ce n’est pas l’associé qui s’inquiète, mais l’ami qui est curieux. Où en êtes-vous ? Avez-vous réussi à recréer cette illusion de poussière ou souhaitez-vous que je vous en envoie un petit paquet ?

Ma vieille Austin a rendu l’âme. C’est bien moins triste que le décès de M. Zemirli, mais je la connaissais depuis plus longtemps que lui et, en la laissant au garage, je ne vous cache pas que j’en ai eu le cœur pincé. Le côté positif, c’est que je vais pouvoir gaspiller encore un peu de cet héritage, puisque vous avez renoncé à m’y aider, et que j’irai la semaine prochaine m’acheter une automobile toute neuve. J’espère (si vous rentrez un jour) avoir le plaisir de vous la faire conduire. Votre séjour semblant se prolonger, j’ai décidé d’acquitter votre loyer auprès de notre propriétaire commun, soyez assez aimable pour une fois de ne pas me contrarier, c’est tout à fait normal puisque je suis le seul à occuper votre appartement.

J’espère que votre promenade sur l’île aux Princes vous aura procuré tous les plaisirs attendus. À propos de sortie dominicale, je me laisse entraîner ce week-end par votre amie Carol à une séance de cinéma. C’est une idée très originale qu’elle a eue, pour moi qui n’y vais jamais.

Je ne peux pas vous donner le titre du film que l’on y joue, puisque c’est une surprise. Je vous raconterai la séance dans une prochaine lettre.

Je vous envoie mes affectueuses pensées, depuis votre appartement que je quitte, rentrant chez moi pour la soirée.

À bientôt, chère Alice. Nos dîners d’Istanbul me manquent et vos récits sur le restaurant de cette Mama Can et de son mari cuisinier m’ont mis en appétit.

Daldry

P-S : Je suis enchanté par vos dons linguistiques. Toutefois, si Can est votre seul maître en la matière, je ne saurais trop vous conseiller de vérifier dans un bon dictionnaire les traductions qu’il vous propose.

Ce n’est qu’une suggestion, bien sûr…

Daldry,

Je rentre à l’instant du restaurant et vous écris au milieu d’une nuit où je n’arriverai plus à trouver le sommeil. Il m’est arrivé quelque chose de si troublant, aujourd’hui.

Comme chaque matin, Can est venu me chercher. Nous descendions des hauteurs d’Üsküdar en direction du Bosphore. Au cours de la nuit précédente, un konak avait brûlé et, la façade de la vieille maison s’étant effondrée au beau milieu de la rue que nous empruntons d’ordinaire, il nous a fallu contourner le sinistre. Les rues voisines étant toutes encombrées, nous avons fait un grand détour.