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Ne vous ai-je pas dit dans l’une de mes lettres qu’il suffit d’une odeur pour retrouver la mémoire d’un endroit disparu ? En longeant une grille de fer, où grimpait un rosier, je me suis arrêtée ; un parfum m’était étrangement familier, un mélange de tilleul et de roses sauvages. Nous avons poussé la grille et découvert au fond d’une impasse une maison oubliée du temps, oubliée de tout.

Nous avons avancé dans la cour, un vieux monsieur y entretenait avec soin la végétation qui renaît avec le printemps. J’ai reconnu soudain les senteurs de roses, l’odeur des graviers, des murs crayeux, d’un banc en pierre sous la frondaison du tilleul et cet endroit a resurgi de ma mémoire. J’ai revu cette cour quand elle était peuplée d’enfants, reconnu la porte bleue en haut des marches du perron, ces images oubliées m’apparaissaient comme au fil d’un rêve.

Le vieux monsieur s’est approché et m’a demandé ce que nous cherchions. Je l’ai interrogé afin de savoir s’il y avait eu dans le passé une école à cet endroit.

« Oui, m’a-t-il confié, ému, une minuscule école, mais elle est redevenue depuis longtemps la demeure d’un unique habitant qui joue au jardinier. »

Ce vieux monsieur m’a appris qu’il était, au début du siècle, un jeune instituteur, l’école appartenait à son père qui en était le directeur. Fermée en 1923, à la révolution, elle ne rouvrit jamais ses portes.

Il a mis ses lunettes, s’est approché tout près de moi et m’a regardée avec une telle intensité que j’en étais presque mal à l’aise. Il a posé son râteau, et m’a dit :

« Je te reconnais, tu es la petite Anouche. »

J’ai d’abord cru qu’il n’avait plus toute sa raison, mais je me suis souvenue que nous avions tous deux pensé la même chose de ce pauvre M. Zemirli, alors, chassant mes préjugés, je lui ai répondu qu’il se trompait, que je me prénommais Alice.

Il a prétendu très bien se souvenir de moi. « Ce regard de petite fille perdue, je n’ai jamais pu l’oublier », a-t-il dit, et il nous a conviés à prendre un thé chez lui. À peine étions-nous installés dans son salon qu’il a pris ma main et a soupiré :

« Ma pauvre Anouche, je suis si triste pour tes parents. »

Comment pouvait-il savoir que mes parents avaient péri dans les bombardements de Londres ? J’ai vu grandir son trouble quand je lui ai posé la question.

« Tes parents auraient réussi à fuir vers l’Angleterre ? Qu’est-ce que tu me racontes, Anouche, c’est impossible. »

Ses propos n’avaient aucun sens, mais il a continué :

« Mon père a bien connu le tien. Cette barbarie des jeunes fous de l’époque, quelle tragédie ! Nous n’avons jamais rien su de ce qu’il était advenu de ta mère. Tu sais, tu n’étais pas la seule à être en danger. C’est pour que l’on oublie tout qu’ils nous ont obligés à fermer. »

Je ne comprenais rien à son récit et ne comprends toujours pas ce que cet homme me racontait, Daldry, mais sa voix si sincère me perdait.

« Tu étais une enfant studieuse, intelligente, même si tu ne parlais jamais. Impossible d’entendre le moindre son sortir de ta gorge. Cela désespérait ta maman. C’est à peine imaginable ce que tu lui ressembles. En te voyant tout à l’heure dans l’impasse, c’est elle que j’ai d’abord cru reconnaître, mais c’était impossible bien sûr, c’était il y a si longtemps. Elle t’accompagnait parfois, le matin, tellement heureuse que tu puisses étudier ici. Mon père était le seul à t’avoir acceptée dans son école, les autres refusaient à cause de ton obstination à rester silencieuse. »

J’ai harcelé cet homme de questions, pourquoi suggérait-il que ma mère avait connu un autre destin que celui de mon père, alors que je les avais vus disparaître ensemble sous les bombes ?

Il m’a regardée, l’air désolé, et m’a dit :

« Tu sais, ta nourrice a continué longtemps d’habiter sur les hauteurs d’Üsküdar, je la rencontrais parfois en faisant mon marché, mais cela fait un moment que je ne l’ai plus croisée. Elle est peut-être morte maintenant. »

Je lui ai demandé de quelle nourrice il parlait.

« Tu ne te souviens pas non plus de Mme Yilmaz ? Pourtant qu’est-ce qu’elle t’aimait… Tu lui dois beaucoup. »

Cette impuissance à retrouver la mémoire de ces années passées à Istanbul me fait enrager et cette frustration ne fait qu’empirer depuis que j’ai entendu les propos nébuleux de ce vieux maître d’école qui m’appelle par un autre prénom que le mien.

Il nous a fait visiter sa maison et m’a montré la salle de classe où j’étudiais. C’est devenu un petit salon de lecture. Il a voulu savoir ce que je faisais maintenant, si j’étais mariée, si j’avais des enfants. Je lui ai parlé de mon métier et il n’a guère été étonné que j’aie choisi cette voie, ajoutant :

« La plupart des enfants, lorsqu’on leur confie un objet, le porte à la bouche pour le goûter ; toi, tu le sentais, c’était ta façon bien particulière de l’adopter ou de le rejeter. »

Et puis il nous a raccompagnés jusqu’à la grille au bout de l’impasse, et en frôlant le grand tilleul qui verse son ombre sur la moitié de la cour j’ai à nouveau perçu ces parfums et j’ai définitivement compris que ce n’était pas la première fois que je me trouvais ici.

Can me dit que j’ai certainement fréquenté cette école, que le vieux maître n’a plus toute sa mémoire et me confond avec une autre enfant, qu’il mélange ses souvenirs comme je mélange mes parfums. Il me dit qu’après m’être souvenue de certaines choses, d’autres souvenirs resurgiront peut-être, qu’il faut être patient et faire confiance au destin. Si ce konak n’avait pas brûlé, nous ne serions jamais passés devant les grilles de cette ancienne école. Même si je sais qu’il n’a d’autre intention que de vouloir m’apaiser, Can n’a pas tout à fait tort.

Daldry, tant de questions sans réponses se bousculent dans ma tête. Pourquoi ce maître m’appelle-t-il Anouche, quelle est cette barbarie qu’il évoque ? Mes parents sont restés unis jusque dans la mort, alors pourquoi laisse-t-il entendre le contraire ? Il avait l’air si sûr de lui et si triste devant mon ignorance.

Je vous demande pardon de vous écrire ces mots qui n’ont aucun sens, j’ai pourtant entendu ces paroles aujourd’hui.

Demain, je retournerai à l’atelier de Cihangir ; après tout, j’ai appris l’essentiel. J’ai vécu ici deux années et, pour une raison que j’ignore, mes parents m’envoyaient à l’école de l’autre côté du Bosphore, dans une impasse perdue d’Üsküdar, accompagnée peut-être par une nourrice qui s’appelait Mme Yilmaz.

J’espère que de votre côté vous allez bien, que votre tableau progressant, votre plaisir augmente face à votre chevalet. Pour vous aider, sachez que ma maison s’élève sur trois étages, que ses murs ont la couleur d’une rose pâle et que ses volets sont blancs.

Je vous embrasse.

Alice

P-S : Pardonnez-moi pour cette confusion de prénoms, j’étais distraite. Anton est un vieil ami à qui j’écris parfois. Puisque l’on parle d’amis, est-ce que le film que vous êtes allé voir avec Carol vous a plu ?

Chère Alice,

(Bien qu’Anouche soit un très joli prénom.)

Je crois en effet que ce vieil instituteur vous a confondue avec une autre petite fille qui devait fréquenter cette école. Vous ne devriez plus vous laisser tourmenter par des histoires surgies de la mémoire d’un homme qui n’a plus toute sa raison.