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L’heureuse nouvelle, c’est que vous ayez retrouvé l’établissement où vous étiez scolarisée lors des deux années de votre enfance passées à Istanbul. Vous avez désormais la preuve que vos parents, même en des temps difficiles, n’avaient pas négligé vos études. Que chercher de plus ?

Ayant réfléchi à vos questions restées sans réponses, je leur en ai trouvé d’une logique implacable. Pendant la guerre et dans leur situation (dois-je vous rappeler l’aide particulière qu’ils apportaient aux habitants de Beyoğlu, ce qui n’était pas sans danger), il est probable que vos parents aient préféré que vous passiez vos journées dans un autre quartier. Et, puisqu’ils travaillaient tous deux à la faculté, il est aussi probable qu’ils aient eu recours à une nourrice. Voilà la raison pour laquelle M. Zemirli n’avait aucun souvenir de vous. Lorsqu’il venait chercher ses médicaments, vous étiez en classe ou confiée à cette Mme Yilmaz. Le mystère est résolu et vous pouvez retourner sereine à vos travaux qui, je l’espère, avancent à grands pas.

De mon côté, le tableau progresse, pas aussi vite que je le souhaiterais, mais je crois que je me débrouille assez bien. Enfin, c’est ce que je me dis chaque soir en quittant votre appartement et je pense tout le contraire en y revenant le lendemain. Que voulez-vous, c’est la dure vie d’un peintre, illusions et désillusions, on croit maîtriser son sujet, mais ce sont ces satanés pinceaux qui vous dominent et n’en font qu’à leur tête. Quoiqu’ils ne soient pas les seuls dans ce cas…

D’ailleurs, puisque votre correspondance me laisse entendre que Londres vous manque de moins en moins, alors qu’il m’arrive souvent de repenser à cet excellent raki que je buvais à Istanbul en votre compagnie, je me prends à rêver certains soirs à l’idée d’un dîner dans le restaurant de Mama Can ; j’aimerais pouvoir un jour vous y rendre visite, même si je sais la chose impossible, tant je travaille ces temps-ci.

Votre dévoué

Daldry

P-S : Êtes-vous retournée pique-niquer sur l’île aux Princes, mérite-t-elle son nom, en avez-vous croisé ?

Cher Daldry,

Vous me reprocherez le retard de cette lettre, mais ne m’en veuillez pas, j’ai travaillé sans relâche ces trois dernières semaines.

J’ai fait de grands progrès, et pas seulement en turc. Avec l’artisan de Cihangir, nous approchons de quelque chose de tangible. Pour la première fois hier, nous avons obtenu un accord merveilleux. Le printemps y est pour beaucoup. Si vous saviez, mon cher Daldry, comme Istanbul a changé depuis l’arrivée des beaux jours. Can m’a emmenée le week-end dernier visiter la campagne alentour et j’y ai retrouvé des senteurs inouïes. Les environs de la ville sont désormais couverts de roses, les variétés se comptent par centaines. Les pêchers et les abricotiers sont en pleine floraison, les arbres de Judée sur les rivages du Bosphore ont pris une couleur pourpre.

Can me dit que bientôt viendra le tour des genêts, éclatants d’or, des géraniums, des bougainvilliers, des hortensias et de tant d’autres fleurs. J’ai découvert le paradis terrestre des parfumeurs, et je suis la plus chanceuse d’entre eux d’y être installée. Vous m’interrogiez sur l’île aux Princes, elle est resplendissante sous sa végétation abondante, et la colline d’Üsküdar où j’habite n’est pas en reste. À la fin de mon service, nous allons très souvent avec Can grignoter dans les petits cafés blottis au cœur des jardins cachés d’Istanbul.

Dans un mois, lorsque la chaleur se fera plus intense, nous irons à la plage nous baigner. Vous voyez, je suis si heureuse d’être là que j’en deviens presque impatiente. Le printemps n’en est qu’à mi-course, et je guette déjà l’arrivée de l’été.

Cher Daldry, je ne saurai jamais comment vous remercier de m’avoir fait connaître cette existence qui m’enivre. J’aime les heures passées auprès de l’artisan de Cihangir, mon travail dans le restaurant de Mama Can qui est devenue presque une parente pour moi tant elle se montre affectueuse, et la douceur des soirées d’Istanbul quand je rentre chez moi est une merveille.

J’aimerais tant que vous me rendiez visite, ne serait-ce qu’une petite semaine, pour vous faire partager toutes ces beautés que je découvre.

Il est tard, la ville s’endort enfin, je vais faire de même.

Je vous embrasse et vous écrirai dès que possible.

Votre amie,

Alice

P-S : Dites à Carol qu’elle me manque, je serais heureuse de recevoir de ses nouvelles.

13.

Alice s’arrêta sur le chemin du restaurant pour poster sa lettre à Daldry. En entrant dans la salle, elle entendit une vive altercation entre Mama Can et son neveu. Mais dès qu’elle s’approcha de l’office, Mama Can se tut et fit les gros yeux à Can pour qu’il se taise aussi, ce qui n’échappa nullement à Alice.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en enfilant son tablier.

— Rien, protesta Can dont le regard disait tout le contraire.

— Vous avez pourtant l’air bien fâché tous les deux, dit Alice.

— Une tante devrait avoir le droit de disputer son neveu sans que celui-ci lève les yeux au ciel et lui manque de respect, répondit Mama Can en haussant la voix.

Can sortit du restaurant en claquant la porte, oubliant même de saluer Alice.

— Ça a l’air sérieux, reprit Alice en s’approchant des fourneaux où le mari de Mama Can s’affairait.

Il se tourna vers elle une spatule à la main et lui fit goûter son ragoût.

— C’est délicieux, dit Alice.

Le cuisinier essuya ses mains sur son tablier et se dirigea sans dire un mot vers l’appentis pour y fumer une cigarette. Il jeta un regard excédé à sa femme avant de claquer la porte, à son tour.

— Belle ambiance, dit Alice.

— Ces deux-là sont toujours ligués contre moi, râla Mama Can. Le jour où je serai morte, les clients me suivront jusqu’au cimetière plutôt que de se faire servir par ces deux têtes de mules.

— Si vous me disiez ce qui se passe, je pourrais peut-être me ranger de votre côté, à deux contre deux, la partie serait plus égale.

— Mon crétin de neveu est un trop bon professeur, et toi tu apprends trop vite notre langue. Can devrait se mêler de ses affaires et tu devrais faire pareil. Va donc dans la salle au lieu de rester plantée là, tu vois des clients dans cette cuisine ? Non, alors file, ils attendent d’être servis, et ne t’avise pas de claquer la porte !

Alice ne se le fit pas répéter, elle posa sur la première étagère venue la pile d’assiettes que le commis venait d’essuyer et se rendit, carnet en main, vers la salle qui commençait à se remplir.

La porte de la cuisine à peine refermée, on entendit Mama Can hurler à son mari d’écraser sa cigarette et de retourner illico à ses fourneaux.

La soirée se poursuivit sans autre heurt, mais, chaque fois qu’Alice passait par la cuisine, elle constatait que Mama Can et son mari ne s’adressaient pas la parole.

Le lundi soir, le service d’Alice ne s’achevait jamais très tard, les derniers clients désertaient le restaurant aux alentours de vingt-trois heures. Elle termina de ranger la salle, défit son tablier, salua le mari cuisinier qui maugréa un vague au revoir, le commis, et enfin Mama Can qui la regarda sortir d’un drôle d’air.

Can l’attendait dehors, assis sur un muret.

— Mais où étais-tu passé ? Tu t’es sauvé comme un voleur. Et qu’as-tu donc fait à ta tante pour la mettre dans un état pareil ? Avec tes bêtises, nous avons tous passé une soirée affreuse, elle était d’une humeur de chien.