Soudain, la pièce fut plongée dans l’obscurité. Alice grimpa sur son lit et regarda par la verrière. Le quartier tout entier était dans le noir. Les coupures de courant fréquentes duraient souvent jusqu’au petit matin. Alice se mit à la recherche d’une bougie ; à côté du lavabo, un petit monticule de cire brune lui rappela qu’elle avait utilisé la dernière la semaine précédente.
Elle tenta en vain d’en rallumer la courte mèche, la flamme vacilla, crépita et finit par s’éteindre.
Ce soir-là, Alice voulait écrire, poser sur le papier des notes d’eau salée, du bois des vieux manèges, des rambardes rongées par les embruns. Ce soir-là, plongée dans la nuit noire, Alice ne trouverait pas le sommeil. Elle avança jusqu’à sa porte, hésita et, soupirant, se résigna à traverser le palier pour demander une fois de plus de l’aide à son voisin.
Daldry lui ouvrit sa porte, une bougie à la main. Il portait un bas de pyjama en coton et un pull à col roulé, sous une robe de chambre en soie bleu marine. La lueur de la bougie donnait une drôle de teinte à son visage.
— Je vous attendais, mademoiselle Pendelbury.
— Vous m’attendiez ? répondit-elle, surprise.
— Depuis que le courant a été coupé. Je ne dors pas en robe de chambre, figurez-vous. Tenez, voilà ce que vous alliez me demander ! dit-il en sortant une bougie de sa poche. C’est bien ce que vous êtes venue chercher, n’est-ce pas ?
— Je suis désolée, monsieur Daldry, dit-elle en baissant la tête, je vais vraiment penser à en racheter.
— Je n’y crois plus beaucoup, mademoiselle.
— Vous pouvez m’appeler Alice, vous savez.
— Bonne nuit, mademoiselle Alice.
Daldry referma sa porte, Alice rentra chez elle. Mais, quelques instants plus tard, elle entendit frapper. Alice ouvrit, Daldry se tenait devant elle, une boîte d’allumettes à la main.
— Je suppose que cela aussi vous manquait ? Les bougies sont bien plus utiles allumées. Ne me regardez pas comme ça, je ne suis pas devin. La dernière fois, vous n’aviez pas non plus d’allumettes et, comme je voudrais vraiment me coucher, j’ai préféré prendre les devants.
Alice se garda bien d’avouer à son voisin qu’elle avait craqué sa dernière allumette pour se préparer une tisane. Daldry alluma la mèche et sembla satisfait quand la flamme mordit la cire.
— J’ai dit quelque chose qui vous a fâchée ? demanda Daldry.
— Pourquoi cela ? répondit Alice.
— Vous avez l’air bien sombre tout à coup.
— Nous sommes dans la pénombre, monsieur Daldry.
— Si je dois vous appeler Alice, il faudra aussi m’appeler par mon prénom, Ethan.
— Très bien, je vous appellerai Ethan, répliqua Alice en souriant à son voisin.
— Mais, quoi que vous en disiez, vous avez quand même l’air contrarié.
— Je suis juste fatiguée.
— Alors, je vous laisse. Bonne nuit, mademoiselle Alice.
— Bonne nuit, monsieur Ethan.
2.
Dimanche 24 décembre 1950
Alice sortit faire quelques courses. Tout était fermé dans son quartier ; elle prit l’autobus en direction du marché de Portobello.
Elle s’arrêta chez l’épicier ambulant, décidée à s’acheter tout ce qui serait nécessaire pour un vrai repas de fête. Elle choisit trois beaux œufs et oublia sa résolution de faire des économies devant deux tranches de bacon. Un peu plus loin, l’étal du boulanger proposait de merveilleux gâteaux, elle s’offrit une brioche aux fruits confits et un petit pot de miel.
Ce soir, elle dînerait dans son lit en compagnie d’un bon livre. Une longue nuit et, le lendemain, elle aurait retrouvé sa joie de vivre. Quand elle manquait de sommeil, Alice était d’humeur maussade, et elle avait passé bien trop de temps à la table de son atelier ces dernières semaines. Un bouquet de roses anciennes disposé dans la vitrine du fleuriste attira son attention. Ce n’était pas très raisonnable, mais, après tout, c’était Noël. Et puis, une fois séchées, elle en utiliserait les pétales. Elle entra dans l’échoppe, déboursa deux shillings et repartit le cœur en liesse. Elle poursuivit sa promenade et fit une nouvelle halte devant la parfumerie. Un panneau « fermé » pendait à la poignée de la porte du magasin. Alice approcha son visage de la vitrine et reconnut parmi les flacons l’une de ses créations. Elle la salua, comme on salue un proche, et repartit vers l’arrêt d’autobus.
De retour chez elle, elle rangea ses achats, mit les fleurs dans un vase et décida d’aller se promener au parc. Elle croisa son voisin au bas des escaliers, lui aussi semblait revenir du marché.
— Noël, que voulez-vous… ! dit-il un peu gêné devant l’abondance de victuailles dans son panier.
— Noël, en effet, répondit Alice. Vous recevez ce soir ? demanda-t-elle.
— Grand Dieu, non ! J’ai horreur des festivités, dit-il en chuchotant, conscient de l’indécence de sa confidence.
— Vous aussi ?
— Et ne me parlez pas du jour de l’an, je crois que c’est encore pire ! Comment décider à l’avance de ce qui sera ou non un jour de fête ? Qui peut savoir avant de se lever s’il sera dans de bonnes dispositions ? Se forcer à être heureux, je trouve cela passablement hypocrite.
— Mais il y a les enfants…
— Je n’en ai pas, raison de plus pour ne pas faire semblant. Et puis cette obsession de leur faire croire au père Noël… On pourra dire ce qu’on veut, moi, je trouve ça moche. Il faut bien finir un jour par leur avouer la vérité, alors à quoi bon ? Je trouve même cela un peu sadique. Les plus attardés se tiennent à carreau pendant des semaines, guettant la venue du gros bonhomme rougeaud, et se sentent affreusement trahis lorsque leurs parents leur avouent l’infâme supercherie. Quant aux plus malins, ils sont tenus au secret, ce qui est tout aussi cruel. Et vous, vous recevez votre famille ?
— Non.
— Ah ?
— C’est que je n’ai plus de famille, monsieur Daldry.
— C’est en effet une bonne raison de ne pas la recevoir.
Alice regarda son voisin et éclata de rire. Les joues de Daldry s’empourprèrent.
— Ce que je viens de dire est horriblement maladroit, n’est-ce pas ?
— Mais plein de bon sens.
— Moi, j’ai une famille, enfin je veux dire, un père, une mère, un frère, une sœur, d’affreux neveux.
— Et vous ne passez pas la veillée de Noël en leur compagnie ?
— Non, plus depuis des années. Je ne m’entends pas avec eux et ils me le rendent bien.
— C’est aussi une bonne raison de rester chez vous.
— J’ai fait tous les efforts du monde, mais chaque réunion familiale fut un désastre. Mon père et moi ne sommes d’accord sur rien, il trouve mon métier grotesque, moi le sien terriblement ennuyeux, bref, nous ne nous supportons pas. Vous avez pris votre petit déjeuner ?
— Quel rapport entre mon petit déjeuner et votre père, monsieur Daldry ?
— Strictement aucun.
— Je n’ai pas pris mon petit déjeuner.
— Le pub à l’angle de notre rue sert un délicieux porridge, si vous me laissez le temps de déposer chez moi ce cabas qui n’est pas très masculin, je vous le concède, mais cependant fort pratique, je vous y emmène.
— Je m’apprêtais à aller à Hyde Park, répondit Alice.
— L’estomac vide, par un tel froid ? C’est une très mauvaise idée. Allons manger, nous chaparderons un peu de pain à table et nous irons ensuite nourrir les canards de Hyde Park. L’avantage avec les canards, c’est que l’on n’a pas besoin de se déguiser en père Noël pour leur faire plaisir.