— Tu me rends dingue !
— Et moi, c’est ma tante qui me rend dingue à cause de vous, alors nous voilà à égalité.
— D’accord, donnant-donnant, je ne dis rien à Daldry dans ma prochaine lettre au sujet de tes mandats, et toi tu m’avoues comment cette dispute a commencé.
— C’est du chantage, et vous m’obligez à trahir Mama Can.
— Et moi, en ne disant rien à Daldry, je trahis mon indépendance, tu vois, nous sommes toujours à égalité.
Can regarda Alice et lui remplit de nouveau son verre.
— Buvez d’abord, dit-il sans la quitter des yeux.
Alice vida le verre d’un trait et le reposa brutalement sur la table.
— Je t’écoute !
— Je crois que j’ai retrouvé Mme Yilmaz, déclara Can.
Et, devant le regard hébété d’Alice, il ajouta :
— Votre nourrice… je sais où elle habite.
— Comment l’as-tu retrouvée ?
— Can est toujours le meilleur guide d’Istanbul et cela est vrai sur les deux rives du Bosphore. Voilà presque un mois que je pose des questions par-ci et par-là. J’ai sillonné toutes les rues d’Üsküdar et j’ai fini par trouver quelqu’un qui la connaissait. Je vous l’avais dit, Üsküdar est un endroit où tout le monde se connaît, ou, disons, un endroit où tout le monde connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un… Üsküdar est un petit village.
— Quand pourrons-nous aller la voir ? demanda Alice fébrile.
— Quand le moment sera venu, et Mama Can ne devra rien savoir !
— Mais de quoi se mêle-t-elle ! Et pourquoi ne voulait-elle pas que tu m’en parles ?
— Parce que ma tante a des théories sur tout. Elle affirme que les choses du passé doivent rester dans le passé, qu’il n’est jamais bon de réveiller les vieilles histoires. On ne doit pas exhumer ce que le temps a recouvert, elle prétend que je vous ferais du mal en vous conduisant chez Mme Yilmaz.
— Mais pourquoi ? demanda Alice.
— Ça, je n’en sais rien, nous l’apprendrons peut-être en y allant quand même. Maintenant, j’ai votre promesse que vous serez patiente et que vous attendrez sans rien dire que j’organise cette visite ?
Alice promit et Can la supplia de le laisser la raccompagner chez elle, tant qu’il était encore en état de le faire. Avec le nombre de verres de raki qu’il avait sifflés en lui faisant cet aveu, il était plus qu’urgent de se mettre en route.
*
Le lendemain soir, en rentrant de l’atelier de Cihangir, Alice passa à toute vitesse chez elle se changer avant de prendre son service à dix-neuf heures.
La vie dans le restaurant de Mama Can semblait avoir repris son cours normal. Le mari cuisinier s’affairait aux fourneaux, hurlant aussitôt qu’un plat était prêt, Mama Can surveillait la salle depuis le comptoir-caisse, ne le quittant que pour aller saluer les habitués et désignant d’un regard les tables où il fallait placer les gens selon l’importance qu’elle leur accordait. Alice prenait les commandes, zigzaguait entre les clients et la cuisine, et le commis faisait du mieux qu’il pouvait.
Vers vingt et une heures, au moment du « coup de feu », Mama Can abandonna son tabouret en soupirant pour aller leur prêter main-forte.
Mama Can observait discrètement Alice qui de son côté faisait bien des efforts pour ne rien révéler du secret que lui avait confié Can.
Lorsque le dernier client s’en fut allé, Mama Can ferma le verrou de la porte, repoussa une chaise et s’installa à une table, ne quittant pas des yeux Alice qui, comme à chaque fin de service, mettait le couvert du lendemain. Elle ôtait la nappe sur la table voisine de celle qu’occupait Mama Can, quand celle-ci lui confisqua le chiffon avec lequel elle astiquait le bois et lui prit la main.
— Va donc nous préparer un thé à la menthe, ma chérie, et reviens me voir avec deux verres.
L’idée de souffler un peu n’était pas pour déplaire à Alice. Elle se rendit à la cuisine et reparut quelques instants plus tard. Mama Can ordonna au commis de fermer le volet du passe-plat, Alice posa son plateau et s’assit en face d’elle.
— Tu es heureuse ici ? demanda la patronne en leur servant le thé.
— Oui, répondit Alice, perplexe.
— Tu es courageuse, dit Mama Can, tout moi quand j’avais ton âge, le travail ne m’a jamais fait peur. C’est une drôle de situation quand on y pense, entre notre famille et toi, tu ne trouves pas ?
— Quelle situation ? demanda Alice.
— La journée mon neveu travaille pour toi, et, le soir, toi, tu travailles pour sa tante. C’est presque une affaire de famille.
— Je n’y avais jamais pensé ainsi.
— Tu sais, mon mari ne parle pas beaucoup, il dit que je ne lui en laisse pas le temps, je parle pour deux, paraît-il. Mais il t’apprécie et t’estime.
— Je suis très touchée, moi aussi je vous aime tous.
— Et la chambre que je te loue, tu t’y plais ?
— J’aime le calme qui y règne, la vue est magnifique et j’y dors très bien.
— Et Can ?
— Pardon ?
— Tu n’as pas compris ma question ?
— Can est un guide formidable, certainement le meilleur d’Istanbul ; au fil des journées que nous avons passées ensemble, il est devenu un ami.
— Ma fille, ce ne sont plus des journées, mais des semaines dont tu parles, et ces semaines sont devenues des mois. Tu as conscience du temps qu’il passe avec toi ?
— Qu’est-ce que vous essayez de me dire, Mama Can ?
— Je te demande juste de faire attention à lui. Tu sais, les coups de foudre, ça n’existe que dans les livres. Dans la vraie vie, les sentiments se construisent aussi lentement que l’on battit sa maison, pierre après pierre. Si tu imagines que je me suis pâmée d’amour devant mon cuisinier de mari la première fois que je l’ai vu ! Mais, après quarante années de vie commune, je l’aime drôlement, cet homme. J’ai appris à aimer ses qualités, à m’accommoder de ses défauts et, quand je me fâche avec lui, comme hier soir, je m’isole et je réfléchis.
— Et vous réfléchissez à quoi ? demanda Alice, amusée.
— J’imagine une balance ; sur un plateau, je pose ce qui me plaît chez lui et, sur l’autre, ce qui m’énerve. Et quand je regarde la balance, je la vois en équilibre, penchant toujours légèrement du bon côté. C’est parce que j’ai la chance d’avoir un mari sur lequel je peux compter. Can est un homme qui est bien plus intelligent que son oncle, et, à la différence de celui-ci, il est plutôt bel homme.
— Mama Can, je n’ai jamais voulu séduire votre neveu.
— Je le sais bien, mais c’est de lui que je te parle. Il serait prêt à retourner tout Istanbul pour toi, tu ne vois donc rien ?
— Je suis désolée, Mama Can, je n’avais jamais pensé que…
— Je le sais aussi, tu travailles tellement que tu n’as pas une minute pour penser. Pourquoi crois-tu que je t’aie interdit de venir ici le dimanche ? Pour que ta tête se repose un jour par semaine et que ton cœur trouve une raison de battre. Mais je vois bien que Can ne te plaît pas, tu devrais le laisser tranquille. Maintenant, tu connais bien le chemin pour aller chez ton artisan de Cihangir. Les beaux jours sont revenus, tu pourrais t’y rendre seule.
— Je lui parlerai dès demain.
— Ce n’est pas la peine, tu n’as qu’à lui dire que tu n’as plus besoin de ses services. S’il est vraiment le meilleur guide de la ville, il trouvera très vite d’autres clients.
Alice plongea son regard dans les yeux de Mama Can.
— Vous ne voulez plus que je travaille ici ?
— Je ne t’ai pas dit ça, qu’est-ce que tu vas imaginer ? Je t’apprécie beaucoup, les clients aussi, et je suis ravie de te voir chaque soir ; si tu ne venais plus, je crois même que je m’ennuierais de toi. Garde ton métier, ta chambre où tu dors si bien et où la vue est belle, occupe tes journées à Cihangir et tout ira pour le mieux.