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— Je comprends, Mama Can, je vais réfléchir.

Alice ôta son tablier, le plia et le posa sur la table.

— Pourquoi vous êtes-vous fâchée avec votre mari hier soir ? demanda-t-elle en se dirigeant vers la porte du restaurant.

— Parce que je suis comme toi, ma chérie, j’ai le caractère bien trempé et je pose trop de questions. À demain ! File maintenant, je refermerai derrière toi.

*

Can attendait Alice sur un banc. À son passage, il se leva et la fit sursauter en l’abordant.

— Je ne t’avais pas entendu.

— Je suis désolé, je ne voulais pas vous effrayer. Vous faites une drôle de tête, ça ne s’est pas arrangé au restaurant ?

— Si, tout est rentré dans l’ordre.

— Avec Mama Can, les orages ne durent jamais très longtemps. Venez, je vous raccompagne.

— Il faut que je te parle, Can.

— Moi aussi, avançons. J’ai des nouvelles pour vous et je préfère vous les dire en marchant. La raison pour laquelle le vieil instituteur ne croise plus Mme Yilmaz au marché, c’est qu’elle a quitté Istanbul. Elle est retournée finir sa vie dans ce qui était jadis sa ville, elle habite maintenant Izmit et j’ai même son adresse.

— C’est loin d’ici ? Quand pourrons-nous aller la voir ?

— C’est à environ cent kilomètres, une heure de train. On peut aussi s’y rendre par la mer, je n’ai encore rien organisé.

— Qu’attends-tu ?

— Je préfère être certain que vous voulez vraiment la rencontrer.

— Évidemment, qu’est-ce qui t’en fait douter ?

— Je ne sais pas, ma tante a peut-être raison quand elle dit qu’il n’est pas bon de déterrer les choses du passé. Si vous êtes heureuse aujourd’hui, à quoi ça sert ? Autant regarder devant soi et penser à l’avenir.

— Je n’ai rien à redouter du passé, et puis chacun de nous a besoin de connaître son histoire. Je me demande sans cesse pourquoi mes parents ont occulté un pan de ma vie. À ma place, tu ne voudrais pas savoir ?

— Et s’ils avaient de bonnes raisons, si c’était pour vous protéger ?

— Me protéger de quoi ?

— De mauvais souvenirs ?

— J’avais cinq ans et je n’en garde aucun, et puis il n’y a rien de plus inquiétant que l’ignorance. Si je connaissais la vérité, quelle qu’elle soit, je m’en ferais au moins une raison.

— J’imagine que ce voyage en bateau pour rentrer chez eux a dû être terrible et votre mère devait bénir le ciel que vous ne vous souveniez de rien de tout cela. C’est probablement la raison de son silence.

— Je le suppose aussi, Can, mais ce n’est qu’une supposition, et pour te dire la vérité, j’aimerais tellement que l’on me parle d’eux, même pour me dire des choses anodines. Comment ma mère s’habillait, ce qu’elle me disait le matin avant que je parte à l’école, comment était notre vie dans cet appartement de la cité Roumélie, ce que nous faisions les dimanches… Ce serait une façon comme une autre de renouer avec eux, ne serait-ce que le temps d’une conversation. C’est si dur de faire son deuil quand on n’a pas pu se dire au revoir… ils me manquent autant qu’aux premiers jours de leur disparition.

— Au lieu d’aller à l’atelier de Cihangir, je vous conduirai demain chez Mme Yilmaz, mais pas un mot à ma tante, j’ai votre parole ? demanda Can, au pied de la maison d’Alice.

Elle le regarda attentivement.

— Tu as quelqu’un dans ta vie, Can ?

— J’ai beaucoup de gens dans ma vie, mademoiselle Alice. Des amis et une très grande famille, presque un peu trop nombreuse à mon goût.

— Je voulais dire quelqu’un que tu aimes.

— Si vous voulez savoir si une femme est dans mon cœur, je vous dirai que toutes les jolies filles d’Üsküdar le visitent chaque jour. Ça ne coûte rien et ça n’offense personne d’aimer en silence, n’est-ce pas ? Et vous, vous aimez quelqu’un ?

— C’est moi qui t’ai posé la question.

— Qu’est-ce que ma tante est allée vous raconter ? Elle inventerait n’importe quoi pour que j’arrête de vous aider dans vos recherches. Elle est si obstinée quand elle a une idée en tête qu’elle aurait pu vous faire croire que je comptais vous demander en mariage, mais, je vous rassure, je n’en avais pas l’intention.

Alice prit la main de Can dans la sienne.

— Je te promets que je ne l’ai pas crue une seconde.

— Ne faites pas cela, soupira Can en retirant sa main.

— C’était juste un geste d’amitié.

— Peut-être, mais l’amitié n’est jamais innocente entre deux êtres qui ne sont pas du même sexe.

— Je ne suis pas d’accord avec toi, ma plus grande amitié, je la partage avec un homme, nous nous connaissons depuis l’adolescence.

— Il ne vous manque pas ?

— Si, bien sûr, je lui écris chaque semaine.

— Et il répond à toutes vos lettres ?

— Non, mais il a une bonne excuse, je ne les lui poste pas.

Can sourit à Alice et s’en alla en marchant à reculons.

— Et vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi vous n’envoyiez jamais ces lettres ? Je crois qu’il est temps de rentrer, il est tard.

*

Cher Daldry,

C’est le cœur en désordre que je rédige cette lettre. Je crois être arrivée au terme de ce voyage et, pourtant, si je vous écris ce soir, c’est pour vous annoncer que je ne rentrerai pas, tout du moins pas avant longtemps. En lisant les lignes qui vont suivre, vous comprendrez pourquoi.

Hier matin, j’ai retrouvé la nourrice de mon enfance. Can m’a conduite chez Mme Yilmaz. Elle habite une maison au sommet d’une ruelle pavée qui n’était dans le temps couverte que de terre. Il faut que je vous dise aussi qu’au bout de cette ruelle se trouve un grand escalier…

Comme chaque jour, ils avaient quitté Üsküdar de bon matin, mais ainsi que Can l’avait promis à Alice, ils s’étaient rendus à la gare d’Haydarpasa. Le train avait quitté le quai à neuf heures trente. Le visage collé à la vitre du compartiment, Alice s’était demandé à quoi ressemblerait sa nourrice et si son visage réveillerait des souvenirs. Arrivés à Izmit une heure plus tard, ils avaient pris un taxi qui les conduisit sur les hauteurs d’une colline, dans le plus vieux quartier de la ville.

La maison de Mme Yilmaz était bien plus âgée que sa propriétaire. Bâtie en bois, elle penchait étrangement de côté et semblait prête à s’écrouler à tout moment. Les lambris de la façade n’étaient plus retenus que par de vieux clous étêtés, les fenêtres rongées par le sel, et les morsures de maints hivers s’accrochaient péniblement à leurs châssis. Alice et Can frappèrent à la porte de cette demeure moribonde. Lorsque celui qu’elle prit pour le fils de Mme Yilmaz la fit entrer dans le salon, Alice fut saisie par l’odeur de résine du bois fumant dans la cheminée, des livres anciens qui sentaient le lait caillé, d’un tapis qui sentait la douceur sèche de la terre, d’une paire de vieilles bottes en cuir qui sentaient encore la pluie.

— Elle est en haut, dit l’homme en désignant l’étage, je ne lui ai rien dit, simplement qu’elle aurait de la visite.

Et, gravissant l’escalier bringuebalant, Alice perçut le parfum de lavande des cantonnières, l’odeur de l’huile de lin qui lustrait la rambarde, des draps amidonnés qui sentaient la farine, et, dans la chambre de Mme Yilmaz, celle de la naphtaline qui sentait la solitude.