Mme Yilmaz lisait, assise sur son lit. Elle fit glisser ses lunettes sur la pointe de son nez et regarda ce couple qui venait de frapper à sa porte.
Elle dévisagea Alice qui s’approchait, retint son souffle avant de pousser un long soupir, et ses yeux s’emplirent de larmes.
Alice ne voyait sur ce lit qu’une vieille femme qui lui était étrangère jusqu’à ce que Mme Yilmaz la prenne dans ses bras en sanglotant et la serre contre elle…
… le nez plongé dans sa nuque, j’ai reconnu l’accord parfait de mon enfance, retrouvé les odeurs du passé, le parfum des baisers reçus avant d’aller au lit. J’ai entendu, surgi de cette enfance, le bruissement des rideaux qui s’ouvraient le matin, la voix de ma nourrice me criant : « Anouche, lève-toi, il y a un si joli bateau dans la rade, il faut que tu viennes voir ça. »
J’ai retrouvé l’odeur du lait chaud dans la cuisine, revu les pieds d’une table en merisier sous laquelle j’aimais tant me cacher. J’ai entendu les marches de l’escalier craquer sous les pas de mon père, et j’ai revu soudain, sur un dessin à l’encre noire, deux visages que j’avais oubliés.
J’ai eu deux mères et deux pères, Daldry, je n’en ai plus aucun.
Il a fallu du temps pour que Mme Yilmaz sèche ses larmes, ses mains me caressaient les joues et ses lèvres me couvraient de baisers. Elle murmurait mon prénom sans pouvoir s’arrêter : « Anouche, Anouche, ma toute petite Anouche, mon soleil, tu es revenue voir ta vieille nourrice. » Et, à mon tour, j’ai pleuré, Daldry. J’ai pleuré, de toute mon ignorance, de n’avoir jamais su que ceux qui m’ont fait naître ne m’ont pas vue grandir, que ceux que j’ai aimés et qui m’ont élevée m’avaient adoptée pour me sauver la vie. Je ne me prénomme pas Alice, mais Anouche, avant d’être une Anglaise, je suis une Arménienne et mon vrai nom n’est pas Pendelbury.
À cinq ans, j’étais une enfant silencieuse, une petite fille qui refusait de parler sans que l’on sache pourquoi. Mon univers n’était fait que d’odeurs, elles étaient mon langage. Mon père, cordonnier, possédait un grand atelier et deux commerces, sur l’une et l’autre rive du Bosphore. Il était, m’a affirmé Mme Yilmaz, le plus réputé d’Istanbul et on venait le voir de tous les faubourgs de la ville. Mon père s’occupait du magasin de Péra, ma mère gérait celui de Kadıköy et, chaque matin, Mme Yilmaz me conduisait à l’école, au fond d’une petite impasse d’Üsküdar. Mes parents travaillaient beaucoup, mais le dimanche mon père nous emmenait toujours nous promener en calèche.
Au début de l’année 1914, un énième médecin avait suggéré à mes parents que mon mutisme n’était pas une fatalité, que certaines plantes médicinales pourraient calmer mes nuits troublées par de violents cauchemars et que le sommeil retrouvé me délierait la langue. Mon père avait pour client un jeune pharmacien anglais qui aidait des familles en difficulté. Chaque semaine, Mme Yilmaz et moi nous rendions rue Isklital.
Dès que je voyais la femme de ce pharmacien, paraît-il, je criais son prénom d’une voix claire.
Les potions de M. Pendelbury eurent des vertus miraculeuses. Au bout de six mois de traitement, je dormais comme un ange et retrouvais de jour en jour le goût de la parole. La vie redevint heureuse, jusqu’au 25 avril 1915.
Ce jour-là, à Istanbul, notables, intellectuels et journalistes, médecins, enseignants et commerçants arméniens furent arrêtés au cours d’une rafle sanglante. La plupart des hommes furent exécutés sans jugement, et ceux qui avaient survécu furent déportés vers Adana et Alep.
En fin d’après-midi, la rumeur des massacres parvint jusqu’à l’atelier de mon père. Des amis turcs étaient venus le prévenir de mettre sa famille à l’abri au plus vite. On accusait les Arméniens de comploter avec les Russes, ennemis de l’époque. Rien de cela n’était vrai, mais la fureur nationaliste avait embrasé les esprits et, en dépit des manifestations de bien des Stambouliotes, les assassinats s’étaient perpétrés dans la plus grande impunité.
Mon père se précipita pour venir nous rejoindre, en chemin, il croisa une patrouille.
« Ton père était un homme bon, me répétait Mme Yilmaz, il courait dans la nuit pour venir vous sauver. C’est près du port qu’ils l’ont attrapé. Ton père était aussi le plus courageux des hommes, lorsque les fous sauvages ont fini leur sale besogne et l’ont laissé pour mort, il s’est relevé. En dépit de ses blessures, il a marché et trouvé le moyen de traverser le détroit. La barbarie n’avait pas encore gagné Kadıköy.
« Nous l’avons vu rentrer en sang au milieu de la nuit, le visage tuméfié, il était méconnaissable. Il est allé vous voir dans la chambre où vous dormiez et puis il a supplié ta mère de ne pas pleurer, pour ne pas vous réveiller. Il nous a réunies ta mère et moi dans le salon et nous a expliqué ce qui se passait en ville, les meurtres qu’on y commettait, les maisons qu’on brûlait, les femmes qu’on molestait. L’horreur dont les hommes sont capables quand ils perdent leur humanité. Il nous a dit qu’il fallait à tout prix vous protéger, quitter la ville sur-le-champ, atteler la carriole et fuir vers la province où les choses seraient certainement plus calmes. Ton père m’a suppliée de vous héberger dans ma famille, ici, dans cette maison d’Izmit où tu as passé quelques mois. Et, quand ta mère en larmes lui a demandé pourquoi il laissait entendre qu’il ne ferait pas partie du voyage, ton père lui a répondu, je m’en souviens encore : “Je vais m’asseoir un peu, mais seulement parce que je suis fatigué.”
« Il y avait de la fierté chez lui, de celle qui vous tient droit comme le fer d’une lance, de celle qui vous oblige à vous tenir debout, en toutes circonstances.
« Assis sur sa chaise, il a fermé les yeux, ta mère agenouillée l’enlaçait. Il a posé une main sur sa joue, lui a souri, et puis il a poussé un long soupir, sa tête s’est inclinée de côté et il n’a plus rien dit. Ton père est mort le sourire aux lèvres, en regardant ta mère, comme il l’avait décidé.
« Je me souviens, quand tes parents se disputaient, ton père me disait : “Vous savez, madame Yilmaz, elle est en colère parce que nous travaillons trop, mais quand nous serons vieux, je lui achèterai une belle demeure à la campagne, avec des terres autour et elle sera la plus heureuse des femmes. Et moi, madame Yilmaz, quand je mourrai dans cette maison qui sera le fruit de nos efforts, le jour où je m’en irai, ce sont les yeux de ma femme que je veux voir au tout dernier moment.”
« Ton père me racontait cela en parlant très fort pour que ta mère l’entende. Alors elle laissait passer quelques minutes et, quand il mettait son manteau, elle venait à la porte et elle lui disait : “D’abord, rien ne dit que tu me quitteras le premier, et moi le jour où je mourrai, à cause de tes satanées cordonneries qui m’auront épuisée, ce sont des semelles en cuir que je verrai dans mon dernier délire.”
« Et puis ta mère l’embrassait en lui jurant qu’il était le cordonnier le plus exigeant de la ville, mais qu’elle n’en aurait voulu aucun autre pour mari.
« Nous avons couché ton père dans son lit, ta mère l’a bordé, comme s’il dormait. Elle l’embrassait et lui chuchotait des mots d’amour qui ne regardent qu’eux. Elle m’a demandé d’aller vous réveiller et puis nous sommes partis puisque ton père nous l’avait ordonné.
« Pendant que j’attelais la carriole, ta mère finissait de préparer une valise, elle y a mis quelques affaires et ce dessin d’elle et de ton père que tu vois là, sur la commode, entre les deux fenêtres de ma chambre. »