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Daldry, j’ai avancé vers la fenêtre et pris le cadre dans mes mains. Je n’ai reconnu aucun de leurs visages, mais cet homme et cette femme qui me souriaient dans leur éternité étaient mes vrais parents.

« Nous avons roulé une bonne partie de la nuit, a poursuivi Mme Yilmaz, et sommes arrivés avant l’aube à Izmit, où ma famille vous a accueillis.

« Ta mère était inconsolable. Elle passait la plupart de ses journées assise au pied du grand tilleul que tu peux voir depuis la fenêtre. Quand elle allait mieux, elle t’emmenait marcher dans les champs, cueillir des bouquets de roses et de jasmin. En chemin tu nous récitais toutes les odeurs que tu rencontrais.

« On croyait être en paix, que la folie barbare avait été contenue, que les horreurs qu’Istanbul avait connues étaient celles d’une seule nuit. Mais nous nous trompions. La haine gangrenait tout le pays. Au mois de juin, mon jeune neveu arriva essoufflé, criant qu’on arrêtait les Arméniens dans les quartiers bas de la ville. On les regroupait sans ménagement aux alentours de la gare avant de les faire grimper dans des wagons à bestiaux, en les malmenant plus que les animaux que l’on destine à l’abattoir.

« J’avais une sœur qui vivait dans une grande demeure sur le Bosphore, cette sotte était si belle qu’elle avait séduit un riche notable, un homme bien trop puissant pour que l’on ose entrer dans sa maison sans y avoir été convié. Elle et son mari avaient un cœur en or et ils n’auraient jamais laissé quelqu’un, et pour quelque raison que ce soit, toucher à un cheveu d’une femme ou de l’un de ses enfants. Nous avons réuni un conseil de famille et décidé que, dès la nuit tombée, je vous y conduirais. À dix heures du soir, mon Anouche, je m’en souviens comme si c’était hier, nous avons pris la petite valise noire, et nous sommes partis dans l’obscurité des ruelles d’Izmit. Du haut de l’escalier qui se trouve au bout de notre rue, on pouvait voir des feux s’élever dans le ciel. Les maisons des Arméniens brûlaient près du port. Nous nous sommes faufilés, évitant plusieurs fois des régiments sauvages qui décimaient la communauté arménienne. Nous nous sommes cachés dans les ruines d’une vieille église. Comme des innocents, nous avons cru que le pire était passé, alors nous sommes sortis. Ta mère te tenait par la main et, soudain, ils nous ont vus. »

Mme Yilmaz s’est arrêtée de parler, elle sanglotait, et moi je la consolais dans mes bras. Elle a pris son mouchoir, s’est essuyé le visage et elle a continué son pénible récit.

« Il faut que tu me pardonnes, Anouche, plus de trente-cinq années ont passé, et je n’arrive toujours pas à en parler sans pleurer. Ta mère s’est agenouillée devant toi, elle t’a dit que tu étais sa vie, sa petite merveille, qu’il fallait que tu survives à tout prix, que, quoi qu’il lui arrive, elle veillerait toujours sur toi, et que tu serais toujours dans son cœur, où que tu sois. Elle t’a dit qu’elle devait te laisser, mais qu’elle ne te quitterait jamais. Elle s’est approchée de moi, a glissé ta main dans la mienne, et nous a poussées dans l’ombre d’une porte cochère. Elle nous a tous embrassés et m’a suppliée de vous protéger. Puis elle est partie seule dans la nuit, au-devant de la colonne des barbares. Pour qu’ils ne viennent pas vers nous, pour qu’ils ne nous voient pas, c’est elle qui est allée vers eux.

« Quand ils l’ont emmenée, je vous ai fait descendre la colline à travers des sentiers que je connais depuis toujours. Mon cousin nous attendait dans une crique, sur sa barque de pêche amarrée au ponton. Nous avons pris la mer et, bien avant que le jour se lève, nous avons accosté. On a marché encore, et enfin nous sommes arrivés dans la maison de ma sœur. »

J’ai demandé à Mme Yilmaz ce qu’il était advenu de ma mère.

« Nous n’avons jamais rien su de précis, m’a-t-elle répondu. Rien qu’à Izmit, quatre mille Arméniens furent déportés, et dans tout l’Empire, au cours de ce tragique été, on les assassina par centaines de milliers. Aujourd’hui plus personne n’en parle, tout le monde se tait. Ils sont si peu nombreux, ceux qui ont survécu et qui ont trouvé la force de témoigner. On n’a pas voulu les écouter. Il faut beaucoup d’humilité et de courage pour demander pardon. On a parlé de déplacements de population, mais c’était bien autre chose, crois-moi. J’ai entendu murmurer que des colonnes de femmes, d’hommes et d’enfants, longues de plusieurs kilomètres, ont traversé le pays vers le sud. Ceux que l’on n’avait pas embarqués dans des wagons à bestiaux longeaient les rails à pied, sans eau, sans nourriture. On achevait dans le fossé d’une balle dans la tête ceux qui ne pouvaient plus avancer. Les autres ont été emmenés au milieu du désert et on les a laissés mourir d’épuisement, de soif et de faim.

« Lorsque je te gardais chez ma sœur pendant cet été-là, j’ignorais tout cela, même si je redoutais le pire. J’avais vu partir ta mère et je devinais qu’elle ne reviendrait pas. J’ai eu peur pour toi.

« Au lendemain de cette tragédie, tu as rejoint ton monde silencieux, tu ne voulais plus parler.

« Un mois plus tard, alors que ma sœur et son mari s’étaient assurés qu’Istanbul était redevenue calme, je t’ai accompagnée chez le pharmacien de la rue Isklital. Lorsque tu as revu sa femme, tu as souri à nouveau, tu lui as ouvert les bras et tu as couru vers elle. Je leur ai raconté ce qui vous était arrivé.

« Il faut que tu me comprennes, Anouche, c’était un choix terrible à faire, c’est pour te protéger que j’ai accepté.

« La femme du pharmacien avait une grande affection pour toi et tu le lui rendais bien. Avec elle, tu acceptais de prononcer quelques mots. De temps en temps, elle me rejoignait dans les jardins de Taksim où je t’emmenais jouer, elle te faisait sentir des feuilles, des herbes et des fleurs et t’apprenait à dire leurs noms ; avec elle, tu revivais. Un soir où je venais chercher tes remèdes, le pharmacien m’a annoncé qu’ils allaient bientôt repartir dans leur pays, et il m’a proposé de t’emmener avec eux. Il m’a promis que, là-bas, en Angleterre, tu ne craindrais plus jamais rien, qu’ils t’offriraient la vie que sa femme et lui avaient rêvé de donner à l’enfant qu’ils ne pouvaient avoir. Ils m’ont assuré qu’auprès d’eux tu ne serais plus une orpheline, que tu ne manquerais jamais de rien, et surtout ni d’amour ni de tendresse.

« Te laisser partir était un déchirement, mais je n’étais qu’une nourrice, ma sœur ne pouvait vous garder plus longtemps et je n’avais pas les moyens de vous élever tous les deux. Tu étais la plus fragile et lui était trop jeune pour un tel voyage, alors c’est toi ma chérie que j’ai voulu sauver. »

Cher Daldry, à la fin de ce récit, j’imaginais avoir versé toutes mes larmes, et pourtant, croyez-moi, il m’en restait encore.

J’ai demandé à Mme Yilmaz pourquoi elle disait tout le temps « vous » et de qui elle parlait en me disant que, des deux, j’étais la plus fragile.

Elle a pris mon visage entre ses mains et m’a demandé pardon. Pardon de m’avoir séparée de mon frère.

Cinq ans après mon arrivée à Londres avec ma nouvelle famille, l’armée de notre roi occupa Izmit dans l’Empire vaincu, quelle ironie, n’est-ce pas ?

Au cours de l’année 1923, alors que la révolution grondait, le beau-frère de Mme Yilmaz perdit ses privilèges et, peu de temps après, la vie.

Sa sœur, comme beaucoup d’autres, a fui l’Empire défait alors que naissait la nouvelle république. Elle immigra en Angleterre, et s’installa, avec quelques bijoux pour seule fortune, au bord de la mer, dans la région de Brighton.