La voyante avait raison en tous points. Je suis bien née à Istanbul, et non à Holborn. J’ai rencontré une à une les personnes qui devaient me conduire jusqu’à l’homme qui compterait le plus dans ma vie.
Je vais partir à sa recherche puisque je sais désormais qu’il existe.
Quelque part, j’ai un frère et il s’appelle Rafael.
Je vous embrasse.
Alice
*
Alice passa la journée en compagnie de Mme Yilmaz.
Elle l’aida à descendre l’escalier et, après un déjeuner sous la tonnelle en compagnie de Can et du neveu de Mme Yilmaz, elles allèrent toutes les deux s’asseoir au pied du grand tilleul.
Cet après-midi-là, sa nourrice lui raconta des histoires d’un passé où le père d’Anouche était un cordonnier d’Istanbul et sa mère une femme heureuse d’avoir deux beaux enfants.
Lorsqu’elles se séparèrent, Alice promit de revenir la voir, souvent.
Elle demanda à Can de rentrer par la mer ; alors que le bateau qui les ramenait à Istanbul accostait, elle regarda tous les yalis de la berge et sentit l’émotion la gagner.
Le soir qui suivit, elle redescendit au milieu de la nuit poster sa lettre à Daldry. Il la reçut une semaine plus tard et ne confia jamais à Alice que lui aussi, en la lisant, avait pleuré.
14.
De retour à Istanbul, Alice n’eut plus qu’une idée en tête, retrouver son frère. Mme Yilmaz lui avait confié qu’il s’en était allé, le jour de ses dix-sept ans, tenter sa chance à Istanbul. Il venait lui rendre visite une fois par an et lui écrivait de temps à autre une carte postale. Il était devenu pêcheur et passait la plupart de sa vie en mer à bord de grands thoniers.
Durant l’été, tous les dimanches, Alice arpenta les ports le long du Bosphore. Dès qu’un bateau de pêche accostait, elle se précipitait sur le quai et demandait aux marins qui descendaient s’ils connaissaient un certain Rafael Kachadorian.
Juillet, août et septembre passèrent.
Un dimanche, profitant de la douceur d’une soirée d’automne, Can invita Alice à dîner dans le petit restaurant que Daldry avait tant aimé. En cette saison, les tables s’étendaient en terrasse, le long de la jetée.
Au milieu de leur discussion, Can s’arrêta soudain de parler. Il prit la main d’Alice avec une infinie tendresse.
— Il y a un point sur lequel j’avais tort, et un autre sur lequel j’ai toujours eu raison, reprit-il.
— Je t’écoute, dit Alice, amusée.
— Je m’étais trompé, l’amitié entre un homme et une femme peut vraiment exister, vous êtes devenue mon amie, Alice Anouche Pendelbury.
— Et sur quel point as-tu toujours eu raison ? demanda Alice, le sourire aux lèvres.
— Je suis réellement le meilleur guide d’Istanbul, répondit Can dans un grand éclat de rire.
— Je n’en ai jamais douté ! s’exclama Alice alors que le fou rire de Can la gagnait, mais pourquoi me dis-tu cela maintenant ?
— Parce que si vous avez un sosie masculin, il est assis à deux tables derrière vous.
Alice cessa de rire, se retourna et retint son souffle.
Dans son dos, un homme un peu plus jeune qu’elle dînait en compagnie d’une femme.
Alice repoussa sa chaise et se leva. Les quelques mètres à parcourir lui semblaient interminables. Lorsqu’elle arriva devant lui, elle s’excusa d’interrompre sa conversation et demanda s’il se prénommait Rafael.
Les traits de l’homme se figèrent quand il découvrit dans la pâle lumière des lampions le visage de l’étrangère qui venait de lui poser cette question.
Il se leva et son regard plongea dans les yeux d’Alice.
— Je crois que je suis votre sœur, dit-elle, d’une voix fragile. Je suis Anouche, je t’ai cherché partout.
15.
— Je me sens bien dans ta maison, dit Alice en avançant vers la fenêtre.
— Elle est toute petite, mais, de mon lit, je vois le Bosphore, et puis je n’y suis pas souvent.
— Tu vois, Rafael, je ne croyais pas à la destinée, aux petits signes de la vie censés nous guider vers les chemins à prendre. Je ne croyais pas aux histoires des diseuses de bonne aventure, aux cartes qui vous prédisent l’avenir, je ne croyais pas à la félicité et encore moins que je te rencontrerais un jour.
Rafael se leva et rejoignit Alice. Un cargo s’engageait dans le détroit.
— Tu penses que ta voyante de Brighton pourrait être la sœur de Yaya ?
— Yaya ?
— C’est ainsi que tu appelais notre nourrice quand tu étais petite, tu étais incapable de prononcer correctement son nom. Pour moi, elle a toujours été Yaya. Elle m’a dit qu’une fois partie en Angleterre, sa sœur ne lui a plus jamais donné signe de vie. Elle avait fui, et je suppose que, quelque part, Yaya avait honte de cela. Le monde serait drôlement petit, si c’était vraiment elle.
— Il fallait bien qu’il le soit pour que je te retrouve.
— Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
— Parce que je pourrais te regarder des heures entières. Je me croyais seule au monde et je t’ai.
— Et maintenant, que comptes-tu faire ?
— M’installer définitivement ici. J’ai un métier, une passion qui me permettra peut-être un jour de quitter le restaurant de Mama Can et de m’offrir un logement un peu plus grand, et puis je veux renouer avec mes origines, rattraper le temps perdu, apprendre à te connaître.
— Je suis souvent en mer, mais je crois que je serais heureux que tu restes.
— Et toi, Rafael, tu n’as jamais eu envie de quitter la Turquie ?
— Pour aller où ? C’est le plus beau pays du monde, et c’est le mien.
— Et pour la mort de nos parents, tu as pardonné ?
— Il fallait pardonner, tous n’étaient pas complices. Pense à Yaya, à sa famille qui nous ont sauvés. Ceux qui m’ont élevé étaient turcs et m’ont appris la tolérance. Le courage d’un juste répond à l’inhumanité de mille coupables. Regarde par cette fenêtre comme Istanbul est belle.
— Tu n’as jamais eu envie de me chercher ?
— Quand j’étais enfant, j’ignorais ton existence. Yaya ne m’a parlé de toi que le jour de mes seize ans, et encore, à cause d’une indiscrétion de son neveu. Elle m’a avoué ce jour-là que j’avais eu une sœur aînée, elle ne savait même pas si tu étais encore en vie. Elle m’a parlé du choix qu’elle avait dû faire. Elle ne pouvait pas nous élever tous les deux. Ne lui en veux pas de m’avoir choisi, le sort d’une fille à cette époque était très incertain, alors qu’un garçon représentait une promesse pour les vieux jours de qui l’élevait. Deux fois par an, je lui envoie un peu d’argent. Ce n’est pas parce qu’elle t’aimait moins qu’elle t’a abandonnée, mais parce que c’était la seule chose à faire.
— Je sais, dit Alice en regardant son frère, elle m’a même avoué qu’elle avait une préférence pour toi et qu’il lui était impossible de te laisser partir loin d’elle.
— Yaya t’a vraiment dit cela ?
— Je te le promets.
— Ce n’est pas très gentil pour toi, mais je serais malhonnête si je ne te disais pas que cela me fait quand même plaisir.
— À la fin du mois, j’aurai assez d’argent pour me rendre à Londres. Je n’y resterai que quelques jours, le temps d’empaqueter mes affaires, de les expédier, de dire au revoir à mes amis et de donner pour de bon les clés de mon appartement à mon voisin qui en sera ravi.