— Bon, d’accord, il m’est arrivé de mentir, mais seulement quand c’était nécessaire.
— Et il était nécessaire de me dire que vous aviez sympathisé avec ma meilleure amie.
— J’avais mes raisons !
— Et ce piano contre le mur, je croyais que c’était la voisine du dessous qui en jouait ?
— Ça ? Cette vieille chose que j’ai récupérée dans un mess d’officiers ? Je n’appelle pas cela un piano… Bon, alors, votre question ? Et oui, je vous jure de dire la vérité.
— Étiez-vous le soir du 23 décembre dernier sur la jetée de Brighton ?
— Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Parce que dans l’autre poche de votre imperméable se trouvait ceci, dit Alice en lui tendant le ticket.
— Votre question n’est pas très fair-play, puisque vous connaissez la réponse, dit Daldry en baissant les yeux.
— Depuis quand ? demanda Alice.
Daldry inspira profondément.
— Depuis le premier jour où vous êtes entrée dans cette maison, depuis la première fois où je vous ai vue monter cet escalier, et le trouble n’a cessé d’empirer.
— Si vous aviez des sentiments pour moi, pourquoi avoir tout fait pour m’éloigner de vous ? Ce voyage à Istanbul, c’était bien pour vous éloigner de moi, n’est-ce pas ?
— Si cette voyante avait pu choisir la lune au lieu de la Turquie, je m’en serais encore mieux porté. Vous me demandez pourquoi ? Vous n’imaginez pas ce que cela représente pour un homme qui a reçu mon éducation de se rendre compte qu’il est en train de devenir fou d’amour. De toute ma vie, je n’avais jamais craint quelqu’un comme je vous ai crainte. L’idée de vous aimer autant me faisait plus que jamais redouter de ressembler à mon père, et pour rien au monde je n’aurais imposé pareille peine à la femme que j’aime. Je vous serais particulièrement reconnaissant d’oublier sur-le-champ tout ce que je viens de vous dire.
Alice fit un pas de plus vers Daldry, elle posa un doigt sur sa bouche et lui murmura à l’oreille :
— Taisez-vous et embrassez-moi, Daldry.
*
Aux premières heures du jour, Daldry et Alice furent réveillés par la lumière qui traversait la verrière.
Alice prépara un thé, Daldry refusait de sortir du lit tant qu’elle ne lui prêterait pas une tenue décente, et il était hors de question qu’il enfile la robe de chambre qu’elle lui avait proposée.
Alice posa le plateau sur le lit et, pendant que Daldry beurrait un toast, elle lui demanda d’une voix espiègle :
— Vos mots d’hier, que j’ai dû oublier puisque je vous en ai fait la promesse, ce n’est pas une nouvelle ruse de votre part pour continuer à peindre sous ma verrière ?
— Si vous en doutiez, ne serait-ce qu’un instant, je serais prêt à renoncer à mes pinceaux jusqu’à la fin de mes jours.
— Ce serait un terrible gâchis, répondit Alice, et d’autant plus stupide que c’est lorsque vous m’avez dit peindre des carrefours que je me suis éprise de vous.
Épilogue
Le 24 décembre 1951, Alice et Daldry se rendirent à Brighton. Le vent du nord s’était levé et il faisait, cet après-midi-là, un froid terrible sur le Pier. Les stands des forains étaient ouverts, à l’exception de celui d’une voyante dont la roulotte avait été démontée.
Alice et Daldry apprirent qu’elle était morte à l’automne et que, à sa demande, ses cendres avaient été dispersées dans la mer, au bout de la jetée.
Accoudé à la rambarde, et regardant le large, Daldry serrait Alice tout contre lui.
— Nous ne saurons donc jamais si elle était ou non la sœur de votre Yaya, dit-il, songeur.
— Non, mais qu’est-ce que cela peut bien faire maintenant ?
— Je ne suis pas tout à fait d’accord, cela a son importance. Supposons qu’elle fût bien la sœur de votre nourrice, alors elle n’a pas vraiment « vu » votre avenir, elle vous avait peut-être reconnue… Ce n’est pas pareil.
— Vous êtes d’une mauvaise foi incroyable. Elle a vu que j’étais née à Istanbul, elle a prédit le voyage que nous ferions, elle a compté les six personnes que je devais rencontrer, Can, le consul, M. Zemirli, le vieil instituteur de Kadıköy, Mme Yilmaz et mon frère Rafael, avant de pouvoir retrouver la septième personne, l’homme qui compterait le plus dans ma vie, vous.
Daldry prit une cigarette et renonça à l’allumer, le vent soufflait trop fort.
— Oui, enfin le septième… le septième, bougonna-t-il. À condition que ça dure !
Alice sentit l’étreinte de Daldry se resserrer.
— Pourquoi, vous n’en avez pas l’intention ?
— Si, bien sûr, mais vous ? Vous ne connaissez pas encore tous mes défauts. Peut-être qu’avec le temps, vous ne les supporterez plus.
— Et si je ne connaissais pas encore toutes vos qualités ?
— Ah, en effet, je n’avais pas pensé à cela…
Merci à
Pauline, Louis et Georges.
Raymond, Danièle et Lorraine.
Rafael et Lucie.
Susanna Lea.
Emmanuelle Hardouin.
Nicole Lattès, Leonello Brandolini, Antoine Caro, Brigitte Lannaud,
Élisabeth Villeneuve, Anne-Marie Lenfant, Arié Sberro, Sylvie Bardeau,
Tine Gerber, Lydie Leroy,
toutes les équipes des Éditions Robert Laffont.
Pauline Normand, Marie-Ève Provost.
Léonard Anthony, Sébastien Canot, Romain Ruetsch, Danielle Melconian,
Katrin Hodapp, Laura Mamelok, Kerry Glencorse, Moïna Macé.
Brigitte et Sarah Forissier.
Véronique Peyraud-Damas et Renaud Leblanc, Documentation musée Air France,
Jim Davies, musée British Airways (BOAA)
et
Olivia Giacobetti,
Pierre Brouwers, Laurence Jourdan, Ernest Mamboury, Yves Ternon,
dont les œuvres ont éclairé mes recherches.
INDEX PHOTO
Palace Pier, Brighton
Brighton Pier
Trafalgar Square, Londres
Londres 1950
Basilique Sainte Sophie, Istanbul
Opéra de Vienne
Tour Galata, Istanbul
Embarcadère de Karakoy, Istanbul
Pera vue du pont Galata
DU MÊME AUTEUR
chez le même éditeur
Et si c’était vrai…, 2000
Où es-tu ?, 2001
Sept jours pour une éternité…, 2003
La Prochaine Fois, 2004
Vous revoir, 2005
Mes amis, mes amours, 2006
Les Enfants de la liberté, 2007
Toutes ces choses qu’on ne s’est pas dites, 2008
Le Premier Jour, 2009
La Première Nuit, 2009
Le Voleur d’ombres, 2010