Alice sourit à son voisin.
— Montez donc vos affaires, je vous attendrai ici, nous dégusterons votre porridge et irons fêter ensemble le Noël des canards.
— Merveilleux, répondit Daldry en grimpant les escaliers. J’en ai pour une minute.
Et, quelques instants plus tard, le voisin d’Alice réapparut dans la rue, dissimulant du mieux possible son essoufflement.
Ils s’installèrent à une table derrière la vitre du pub. Daldry commanda un thé pour Alice et un café pour lui. La serveuse leur apporta deux assiettes de porridge. Daldry réclama une corbeille de pain et en cacha aussitôt plusieurs morceaux dans la poche de sa veste, ce qui amusa beaucoup Alice.
— Quel genre de paysages peignez-vous ?
— Je ne peins que des choses totalement inutiles. Certains s’extasient devant la campagne, les bords de mer, les plaines ou les sous-bois, moi, je peins des carrefours.
— Des carrefours ?
— Exactement, des intersections de rues, d’avenues. Vous n’imaginez pas à quel point la vie à un carrefour est riche de mille détails. Les uns courent, d’autres cherchent leur chemin. Tous les types de locomotion s’y rencontrent, carrioles, automobiles, motocyclettes, vélos ; piétons, livreurs de bière poussent leurs chariots, femmes et hommes de toutes conditions s’y côtoient, se dérangent, s’ignorent ou se saluent, se bousculent, s’invectivent. Un carrefour est un endroit passionnant !
— Vous êtes vraiment un drôle de bonhomme, monsieur Daldry.
— Peut-être, mais reconnaissez qu’un champ de coquelicots est d’un ennui à périr. Quel accident de la vie pourrait bien s’y produire ? Deux abeilles se télescopant en rase-mottes ? Hier, j’avais installé mon chevalet à Trafalgar Square. C’est assez compliqué d’y trouver un point de vue satisfaisant sans se faire bousculer en permanence, mais je commence à avoir du métier et j’étais donc au bon endroit.
Une femme, effrayée par une averse soudaine, et qui voulait probablement mettre à l’abri son chignon ridicule, traverse sans prendre garde. Une carriole tirée par deux chevaux fait une terrible embardée pour l’éviter. Le cocher a du talent, car la dame en question s’en tire avec une belle frousse, mais les tonneaux qu’il transporte basculent sur la chaussée et le tramway qui arrive en sens inverse ne peut rien faire pour les éviter. L’un des fûts explose littéralement sous l’impact. Un torrent de Guinness se répand sur le pavé. J’ai vu deux soûlards prêts à s’allonger par terre pour étancher leur soif. Je vous passe l’altercation entre le conducteur du tramway et le propriétaire de la carriole, les passants qui s’en mêlent, les policiers qui tentent de mettre un peu d’ordre au milieu de cette cohue, le pickpocket profitant de la confusion pour faire ses affaires de la journée et la principale responsable de ce chaos qui s’enfuit sur la pointe des pieds, honteuse du scandale provoqué par son insouciance.
— Et vous avez peint tout cela ? demanda Alice stupéfaite.
— Non, pour l’instant, je me suis contenté de peindre le carrefour, j’ai encore beaucoup de travail devant moi. Mais j’ai tout mémorisé, c’est l’essentiel.
— Jamais l’idée ne m’est venue en traversant une rue de prêter attention à tous ces détails.
— Moi, j’ai toujours eu la passion des détails, de ces petits événements, presque invisibles, autour de nous. Observer les gens vous apprend tant de choses. Ne vous retournez pas, mais, à la table derrière vous, il y a une vieille dame. Attendez, levez-vous si vous le voulez bien, et changeons de place, comme si de rien n’était.
Alice obéit et s’assit sur la chaise qu’occupait Daldry tandis que lui s’installait sur la sienne.
— Maintenant qu’elle se trouve dans votre champ de vision, dit-il, regardez-la attentivement et dites-moi ce que vous voyez.
— Une femme d’un certain âge qui déjeune seule. Elle est plutôt joliment habillée et porte un chapeau.
— Soyez plus attentive, que voyez-vous d’autre ?
Alice observa la vieille dame.
— Rien de particulier, elle s’essuie la bouche avec sa serviette de table. Dites-moi plutôt ce que je ne vois pas, elle va finir par me remarquer.
— Elle est maquillée, n’est-ce pas ? De façon très légère, mais ses joues sont poudrées, elle a mis du rimmel sur ses cils, un peu de rouge sur ses lèvres.
— Oui, en effet, enfin je crois.
— Regardez ses lèvres maintenant, sont-elles immobiles ?
— Non, en effet, dit Alice étonnée, elles remuent légèrement, un tic dû à l’âge probablement ?
— Pas du tout ! Cette femme est veuve, elle parle à son défunt mari. Elle ne déjeune pas seule, elle continue de s’adresser à lui comme s’il se trouvait en face d’elle. Elle s’est mise en beauté parce qu’il fait toujours partie de sa vie. Elle l’imagine présent à ses côtés. N’est-ce pas quelque chose de tout à fait touchant ? Imaginez l’amour qu’il faut pour réinventer sans relâche la présence de l’être aimé. Cette femme a raison, ce n’est pas parce que quelqu’un vous a quitté qu’il cesse d’exister. Avec un peu de fantaisie à l’âme, la solitude n’existe plus. Plus tard, au moment de payer, elle repoussera de l’autre côté de la table la coupelle contenant son argent, parce que son mari réglait toujours l’addition. Lorsqu’elle s’en ira, vous verrez, elle attendra quelques instants sur le trottoir avant de traverser, parce que son mari s’engageait toujours, comme il se doit, le premier sur la chaussée. Je suis certain que chaque soir avant de se coucher elle s’adresse à lui et fait de même le matin en lui souhaitant une bonne journée, où qu’il soit.
— Et vous avez vu tout cela en quelques instants ?
Alors que Daldry souriait à Alice, un vieil homme mal fagoté et au bord de l’ivresse entra d’un pas mal assuré dans le restaurant, il s’approcha de la vieille dame et lui fit comprendre qu’il était temps de s’en aller. Elle régla la note, se leva et quitta la salle dans le sillage de son ivrogne de mari qui devait sans doute revenir du champ de courses.
Daldry, dos tourné à la scène, n’avait rien vu.
— Vous aviez raison, dit Alice. Votre vieille dame a fait exactement ce que vous aviez prédit. Elle a repoussé la coupelle de l’autre côté de la table, s’est levée et, en sortant du restaurant, j’ai cru la voir remercier un homme invisible qui lui tenait la porte.
Daldry avait l’air heureux. Il engloutit une cuillère de porridge, s’essuya la bouche et regarda Alice.
— Alors, ce porridge ? Fameux, non ?
— Vous croyez à la voyance ? demanda Alice.
— Je vous demande pardon ?
— Est-ce que vous croyez que l’on puisse prédire l’avenir ?
— Vaste question, répondit Daldry en faisant signe à la serveuse de lui resservir du porridge. L’avenir serait déjà écrit ? L’idée serait ennuyeuse, non ? Et le libre arbitre de chacun ! Je crois que les voyants ne sont que des gens très intuitifs. Mettons de côté les charlatans et accordons un certain crédit aux plus sincères d’entre eux. Sont-ils pourvus d’un don qui leur permette de voir en nous ce à quoi nous aspirons, ce que nous finirons par entreprendre tôt ou tard ? Après tout, pourquoi pas ? Prenez mon père, par exemple, sa vue est parfaite et pourtant il est tout à fait aveugle, ma mère en revanche est myope comme une taupe et voit tant de choses que son mari serait bien incapable de deviner. Elle savait depuis ma première enfance que je deviendrais peintre, elle me le disait souvent. Remarquez, elle voyait aussi mes toiles exposées dans les plus grands musées du monde. Je n’ai pas vendu un tableau en cinq ans ; que voulez-vous, je suis un piètre artiste. Mais je vous parle de moi et je ne réponds pas à votre question. D’ailleurs, pourquoi me posiez-vous une telle question ?