— Parce que, hier, il m’est arrivé une chose étrange, à laquelle je n’aurais jamais cru pouvoir accorder la moindre attention. Et pourtant, depuis, je ne cesse d’y penser au point de trouver cela presque dérangeant.
— Commencez donc par m’expliquer ce qui vous est arrivé hier et je vous dirai ce que j’en pense.
Alice se pencha vers son voisin, lui fit le récit de sa soirée à Brighton et plus particulièrement de sa rencontre avec la voyante.
Daldry l’écouta sans l’interrompre. Quand elle eut terminé de lui relater son insolite conversation de la veille, Daldry se retourna vers la serveuse, demanda l’addition et proposa à Alice d’aller prendre l’air.
Ils sortirent du restaurant et firent quelques pas.
— Si j’ai bien compris, dit-il faussement contrarié, il vous faudrait croiser la route de six personnes avant de pouvoir enfin rencontrer l’homme de votre vie ?
— Celui qui comptera le plus dans ma vie, précisa-t-elle.
— C’est la même chose, j’imagine. Et vous ne lui avez posé aucune question concernant cet homme, son identité, l’endroit où il pouvait bien se trouver ?
— Non, elle m’a juste affirmé qu’il était passé derrière moi alors que nous parlions, rien d’autre.
— C’est bien peu de chose en effet, poursuivit Daldry songeur. Et elle vous a parlé d’un voyage ?
— Oui, je crois, mais tout cela est absurde, je suis ridicule de vous raconter cette histoire à dormir debout.
— Mais cette histoire à dormir debout, comme vous dites, vous a tenue éveillée une bonne partie de la nuit.
— J’ai l’air si fatigué ?
— Je vous ai entendue faire les cent pas chez vous. Les murs qui nous séparent sont vraiment faits de papier mâché.
— Je suis désolée de vous avoir dérangé…
— Bien, je ne vois qu’une solution pour que nous retrouvions tous les deux le sommeil, je crains que le Noël de nos canards ne doive attendre jusqu’à demain.
— Pourquoi cela ? questionna Alice alors qu’ils arrivaient devant chez eux.
— Montez vous chercher un lainage et une bonne écharpe, je vous retrouve ici dans quelques minutes.
« Quelle drôle de journée ! » se dit Alice en grimpant l’escalier. Cette veille de Noël ne se déroulait pas du tout telle qu’elle l’avait imaginée. D’abord ce petit déjeuner impromptu avec son voisin qu’elle supportait à peine, ensuite leur conversation plutôt inattendue… et pourquoi lui avoir confié cette histoire qu’elle jugeait absurde et inconséquente ?
Elle ouvrit le tiroir de sa commode, il avait dit un lainage et une bonne écharpe, elle eut un mal fou à en choisir qui s’accordent. Elle hésita devant un cardigan bleu marine qui lui faisait une jolie silhouette et une veste en laine à grosses mailles.
Elle se regarda dans le miroir, remit un peu d’ordre dans ses cheveux, renonça à rajouter la moindre touche de maquillage, puisqu’il ne s’agissait là que d’une simple promenade de courtoisie.
Elle sortit enfin de chez elle, mais, quand elle arriva dans la rue, Daldry n’était pas là. Peut-être avait-il déjà changé d’avis ; après tout, l’homme était plutôt original.
Deux petits coups de klaxon, et une Austin 10, couleur bleu nuit, se rangea le long du trottoir.
Daldry en fit le tour pour ouvrir la portière passager à Alice.
— Vous avez une voiture ? dit-elle, surprise.
— Je viens de la voler.
— Sérieusement ?
— Si votre voyante avait prédit que vous alliez rencontrer un éléphant rose dans la vallée du Pendjab, vous l’auriez crue ? Évidemment que j’ai une voiture !
— Merci de vous moquer de moi aussi ouvertement, et pardonnez mon étonnement, mais vous êtes la seule personne que je connaisse qui possède sa propre automobile.
— C’est un modèle d’occasion et c’est loin d’être une Rolls, vous le constaterez très vite aux suspensions, mais elle ne chauffe pas et remplit honorablement sa mission. Je la gare toujours quelque part aux carrefours que je peins, elle est présente dans chacune de mes toiles, c’est un rituel.
— Il faudrait qu’un jour vous me montriez ces toiles, dit Alice en s’installant à bord.
Daldry bredouilla quelques mots incompréhensibles, l’embrayage craqua un peu et la voiture s’élança sur la route.
— Je ne voudrais pas vous paraître curieuse, mais pourriez-vous me dire où nous allons ?
— Où voulez-vous que l’on aille, répondit Daldry, à Brighton bien sûr !
— À Brighton ? Pour quoi faire ?
— Pour que vous interrogiez cette voyante et lui posiez toutes les questions que vous auriez dû lui poser hier.
— Mais c’est totalement dingue…
— Nous y arriverons dans une heure trente, deux heures si la route est verglacée, je ne vois rien de dingue à cela. Nous serons rentrés avant le crépuscule et, quand bien même la nuit nous surprendrait sur la route du retour, les deux grosses boules chromées que vous apercevez devant vous de chaque côté de la calandre, ce sont des phares… Vous voyez, rien de bien périlleux ne nous attend.
— Monsieur Daldry, auriez-vous l’extrême amabilité d’arrêter de vous moquer de moi à tout bout de champ ?
— Mademoiselle Pendelbury, je vous promets de faire un effort, mais ne me demandez tout de même pas l’impossible. Ils quittèrent la ville par Lambeth, roulèrent jusqu’à Croydon, où Daldry demanda à Alice de bien vouloir prendre la carte routière dans la boîte à gants et de localiser Brighton Road, quelque part au sud. Alice lui indiqua de tourner à droite, puis de faire demi-tour, car elle tenait la carte dans le mauvais sens. Après quelques errements, un piéton les remit sur le bon chemin.
À Redhill, Daldry s’arrêta pour refaire le plein d’essence et vérifier l’état des pneumatiques. Il lui semblait que la direction de l’Austin tirait un peu à droite. Alice préféra rester à sa place, la carte sur ses genoux.
Après Crawley, Daldry dut ralentir l’allure, la campagne était blanche, le pare-brise givrait et la voiture dérapait dangereusement dans les virages. Une heure plus tard, ils avaient si froid qu’il leur était impossible de tenir la moindre conversation. Daldry avait poussé le chauffage à fond, mais le petit ventilateur ne pouvait lutter contre l’air glacial qui s’engouffrait sous la capote. Ils firent une halte à l’auberge des Huit Cloches et s’y réchauffèrent un long moment, attablés au plus près de la cheminée. Après une dernière tasse de thé brûlant, ils reprirent la route.
Daldry annonça que Brighton n’était plus très loin. Mais n’avait-il pas promis que le voyage ne durerait que deux heures au plus ? Il s’en était écoulé le double depuis leur départ de Londres.
Lorsqu’ils arrivèrent enfin à destination, les attractions foraines commençaient à fermer, la longue jetée était déjà presque déserte, les derniers promeneurs rentraient chez eux pour se préparer à fêter Noël.
— Bien, dit Daldry en descendant de la voiture et sans s’inquiéter de l’heure. Où se trouve donc cette voyante ?
— Je doute qu’elle nous ait attendus, répondit Alice en se frictionnant les épaules.
— Ne soyons pas pessimistes et allons-y.
Alice entraîna Daldry vers la billetterie ; le guichet était fermé.
— Parfait, dit Daldry, l’entrée est gratuite.
Devant le kiosque où elle avait la veille fait cette étrange rencontre, Alice ressentit un profond mal-être, une inquiétude soudaine qui lui serrait la gorge. Elle s’arrêta, et Daldry, devinant son malaise, se tourna face à elle.