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— Cette voyante n’est qu’une femme comme vous et moi… enfin, surtout comme vous. Bref, ne soyez pas inquiète, nous allons faire le nécessaire pour vous désenvoûter.

— Vous vous moquez encore de moi, et ce n’est vraiment pas gentil de votre part.

— Je voulais juste vous faire sourire. Alice, allez écouter sans crainte ce que cette vieille folle a à vous dire et, sur la route du retour, nous rirons tous les deux de ses inepties. Et puis une fois à Londres, dans l’état de fatigue où nous nous trouverons, voyante ou pas, nous dormirons comme des anges. Alors, soyez courageuse, je vous attends, je ne bouge pas d’un pouce.

— Merci, vous avez raison, je me conduis comme une gamine.

— Oui… bon… maintenant, filez, il vaudrait quand même mieux rentrer avant qu’il ne fasse nuit noire, ma voiture n’a qu’un seul phare qui fonctionne.

Alice avança vers le kiosque. La devanture était fermée, mais un rai de lumière s’échappait des volets. Elle fit le tour et frappa à la porte.

La voyante parut étonnée en découvrant Alice.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.

— Non, répondit Alice.

— Tu n’as pas l’air d’être très en forme, tu es toute pâlotte, reprit la vieille femme.

— Le froid certainement, je suis transie jusqu’aux os.

— Entre, ordonna la voyante, viens te réchauffer près du poêle.

Alice s’engouffra dans la guérite et reconnut aussitôt les odeurs de vanille, d’ambre et de cuir, plus intenses à l’approche du réchaud. Elle s’installa sur une banquette, la voyante s’assit à côté d’elle et prit ses mains entre les siennes.

— Alors comme ça tu es revenue me voir.

— Je… je passais par là, j’ai vu de la lumière.

— Tu es tout à fait charmante.

— Qui êtes-vous ? demanda Alice.

— Une voyante que les forains de cette jetée respectent ; les gens viennent de loin pour que je leur prédise l’avenir. Mais hier, à tes yeux, je n’étais qu’une vieille folle. Je suppose que, si tu es revenue aujourd’hui, c’est que tu as dû réviser ton jugement. Que veux-tu savoir ?

— Cet homme qui passait dans mon dos pendant que nous discutions, qui est-il et pourquoi devrais-je aller à la rencontre de six autres personnes avant de le connaître ?

— Je suis désolée, ma chérie, je n’ai pas de réponse à ces questions, je t’ai dit ce qui m’est apparu ; je ne peux rien inventer, je ne le fais jamais, je n’aime pas les mensonges.

— Moi non plus, protesta Alice.

— Mais tu n’es pas passée par hasard devant ma roulotte, n’est-ce pas ?

Alice acquiesça d’un signe de la tête.

— Hier, vous m’avez appelée par mon prénom, je ne vous l’avais pas dit, comment l’avez-vous su ? demanda Alice.

— Et toi, comment fais-tu pour nommer dans l’instant tous les parfums que tu sens ?

— J’ai un don, je suis nez.

— Et moi, voyante ! Nous sommes chacune douée dans notre domaine.

— Je suis revenue parce que l’on m’y a poussée. C’est vrai, ce que vous m’avez dit hier m’a troublée, avoua Alice, et je n’ai pas fermé l’œil de la nuit à cause de vous.

— Je te comprends ; à ta place, il me serait peut-être arrivé la même chose.

— Dites-moi la vérité, vous avez vraiment vu tout cela hier ?

— La vérité ? Dieu merci, le futur n’est pas gravé dans le marbre. Ton avenir est fait de choix qui t’appartiennent.

— Alors vos prédictions ne sont que des boniments ?

— Des possibilités, pas des certitudes. Tu es seule à décider.

— Décider de quoi ?

— De me demander ou non de te révéler ce que je vois. Mais réfléchis à deux fois avant de me répondre. Savoir n’est pas toujours sans conséquence.

— Alors j’aimerais d’abord savoir si vous êtes sincère.

— Est-ce que je t’ai demandé de l’argent hier ? ou aujourd’hui ? C’est toi qui es venue frapper deux fois à ma porte. Mais tu sembles si inquiète, si tourmentée qu’il est probablement préférable que nous en restions là. Rentre chez toi, Alice ; si cela peut te rassurer, rien de grave ne te guette.

Alice regarda longuement la voyante. Elle ne l’intimidait plus, bien au contraire, sa compagnie lui était devenue agréable et sa voix rocailleuse l’apaisait. Elle n’avait pas fait tout ce chemin pour repartir sans en apprendre un peu plus, et l’idée de défier la voyante n’était pas pour lui déplaire. Alice se redressa et lui tendit ses mains.

— D’accord, dites-moi ce que vous voyez, vous avez raison, à moi seule de décider de ce que je veux croire ou non.

— Tu en es certaine ?

— Chaque dimanche, ma mère me traînait à la messe. En hiver, il faisait un froid insoutenable dans l’église de notre quartier. J’ai passé des heures à prier un Dieu que je n’ai jamais vu et qui n’a épargné personne, alors je crois que je peux passer quelques minutes à vous écouter…

— Je suis désolée que tes parents n’aient pas survécu à la guerre, dit la voyante en interrompant Alice.

— Comment le savez-vous ?

— Chut, dit la voyante en posant son index sur les lèvres d’Alice, tu es venue ici pour écouter et tu ne fais que parler.

La voyante retourna les mains d’Alice, paumes vers le ciel.

— Il y a deux vies en toi, Alice. Celle que tu connais et une autre qui t’attend depuis longtemps. Ces deux existences n’ont rien en commun. L’homme dont je te parlais hier se trouve quelque part sur le chemin de cette autre vie, et il ne sera jamais présent dans celle que tu mènes aujourd’hui. Partir à sa rencontre te forcera à accomplir un long voyage. Un voyage au cours duquel tu découvriras que rien de tout ce que tu croyais être n’était réalité.

— Ce que vous me racontez n’a aucun sens, protesta Alice.

— Peut-être. Après tout, je ne suis qu’une simple voyante de fête foraine.

— Un voyage vers où ?

— Vers là d’où tu viens, ma chérie, vers ton histoire.

— J’arrive de Londres et je compte bien y retourner ce soir.

— Je parle de la terre qui t’a vue naître.

— C’est toujours Londres, je suis née à Holborn.

— Non, crois-moi, ma chérie, répondit la voyante en souriant.

— Je sais quand même où ma mère a accouché, bon sang !

— Tu as vu le jour au sud, pas besoin d’être voyante pour le deviner, les traits de ton visage en témoignent.

— Je suis désolée de vous contredire, mais mes ancêtres sont tous natifs du Nord, de Birmingham du côté de ma mère, du Yorkshire de celui de mon père.

— De l’Orient pour les deux, chuchota la voyante. Tu viens d’un empire qui n’existe plus, d’un très vieux pays, distant de milliers de kilomètres. Le sang qui coule dans tes veines a pris sa source entre la mer Noire et la Caspienne. Regarde-toi dans une glace et constate par toi-même.

— Vous dites n’importe quoi ! s’insurgea Alice.

— Je te le répète, Alice, pour entreprendre ce voyage encore faut-il que tu te prépares à accepter certaines choses. Et j’ai l’impression, à en juger par ta réaction, que tu n’es pas prête. Il est préférable d’en rester là.

— Pas question, j’en ai soupé des nuits blanches ! Je ne repartirai à Londres que lorsque j’aurai acquis la conviction que vous êtes un charlatan.

La voyante considéra Alice d’un air grave.

— Pardonnez-moi, je suis désolée, reprit aussitôt Alice, ce n’est pas ce que je pensais, je ne voulais pas vous manquer de respect.