– Ah! j’ai bien souffert, allez!
– Je m’en doute, mon pauvre ami, mais vos tourments vont prendre fin.
– Ça n’est pas trop tôt.
– Je viens de passer au Parquet, j’ai obtenu communication de votre dossier j’ai remué ciel et terre…
– Oh! merci, monsieur l’avocat! merci!
– Vous serez mis en liberté aujourd’hui même… Ah! ils n’avaient pas l’air content au Parquet!
– Ils faisaient une tête, hein!
– Une vraie tête!… L’aventure va faire un bruit énorme.
«Avez-vous lu mon article du Réveil de Nord-et-Cher?
– Non, monsieur l’avocat, à la prison nous ne lisons que le Petit Journal.
– Je vous en ai apporté un numéro, prenez-en connaissance.
Blaireau se saisit de la gazette et lut d’abord ces mots, imprimés en lettres immenses:
UN SCANDALE À MONTPAILLARD
L’AFFAIRE BLAIREAU
GRAVE ERREUR JUDICIAIRE
– Je n’y pensais pas tout d’abord, murmura-t-il, mais c’est vrai, c’est une erreur judiciaire. Je suis victime d’une erreur judiciaire.
Et il se répétait à lui-même, avec l’orgueil que donne toute notoriété naissante:
– L’affaire Blaireau! L’affaire Blaireau! voilà que j’ai donné mon nom à une affaire, maintenant!
– Lisez, mon ami.
Blaireau lut:
«Le malheureux, qu’une des plus graves erreurs judiciaires commises par la magistrature dans ce dernier quart de siècle a laissé pendant des années dans la prison de Montpaillard…»
– Oh! des années! protesta doucement Bluette, c’est un peu exagéré.
– Nous rectifierons dans un de nos prochains numéros.
– Le temps ne fait rien à la chose, affirma Blaireau. Je continue:
«… Pendant des années dans la prison de Montpaillard, l’infortuné Blaireau sera vengé par l’opinion publique. Quant à nous, nous ne l’abandonnerons pas!
Signé: LA RÉDACTION.»
Blaireau se rengorgeait de plus en plus:
– Monsieur l’avocat, je vous prie de remercier la Rédaction pour moi et de lui dire qu’elle n’aura pas affaire à un ingrat. Si jamais elle a besoin d’un beau lièvre ou d’une jolie truite…
– Merci pour elle, Blaireau.
– Oui, pour un article de journal, voilà ce que j’appelle un article de journal! Je voudrais bien pouvoir en écrire comme ça!
– Vous faites mieux que de les écrire, mon cher camarade, vous les inspirez!
Et il lui serra la main d’une chaleureuse étreinte.
– Mais ce n’est pas tout, Blaireau.
– Qu’est-ce qu’il y a encore?
– Réfléchissez bien. Pénétrez-vous de cette idée que vous n’êtes plus le simple et banal Blaireau d’autrefois.
– Je m’en pénètre bien, monsieur l’avocat; mais, en quoi que je ne suis plus le simple et banal Blaireau d’autrefois?
– En ceci que tout le monde aujourd’hui a les regards fixés sur vous.
– Diable!
– Votre nom n’est plus seulement votre nom à vous, il est devenu celui d’un scandale public.
– C’est parfaitement vrai.
– Et vous voilà tout naturellement désigné pour être le porte-drapeau des persécutés.
– Je le serai!
– N’oubliez pas que cette situation vous crée des devoirs auxquels vous ne sauriez vous soustraire.
– Rassurez-vous, monsieur l’avocat. Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que je ne suis pas un homme à me soustraire à aucun devoir. Le porte-drapeau des persécutés, oui, je le serai! oui, répéta-t-il avec force.
– Bravo, Blaireau! Dans votre poitrine bat le cœur des citoyens antiques!
– Hein! qui est-ce qui aurait dit ça, l’année dernière, que je deviendrais porte-drapeau!
– Pour commencer mon vieux camarade, vous dînez, ce soir avec toute la rédaction du Réveil.
– J’accepte.
Ici, le directeur crut devoir placer une timide observation:
– Mon cher maître, je ne sais pas jusqu’à quel point les règlements intérieurs de la prison m’autorisent à laisser inviter mes détenus à dîner en ville. Mais étant donné les circonstances particulières.
– Oh! oui, s’écria amèrement Blaireau, particulières, on peut le dire qu’elles sont particulières, les circonstances!
– Tout à l’heure, donc, mon cher Blaireau, je vais revenir vous chercher et bientôt, quand s’ouvrira la période électorale, c’est vous qui serez le président d’honneur de toutes nos réunions.
– Président d’honneur! je veux bien, mais est-ce que je saurai?
– Rien n’est plus facile. Je vous apprendrai.
– Je présiderai avec mon drapeau?
– Quel drapeau?
– Le drapeau des persécutés, donc!
– Ah! ah! ah! ah! ah! Le drapeau des persécutés, cher ami, n’existe pas à proprement dire. C’est une figure… une façon de parler
– Ça ne fait rien, je me tiendrai comme si j’en avais un.
– C’est cela!… À propos, vous allez probablement recevoir la visite de M. Dubenoît, le maire. Il va chercher à vous entortiller… méfiez-vous. Justement, le voici!
CHAPITRE XVI
M. Dubenoît, en effet, s’approchait, et sur sa physionomie on pouvait lire à la fois l’inquiétude, le mécontentement et divers autres sentiments désagréables.
– Bonjour mon cher Bluette! Ah! voilà le redoutable Blaireau, le héros du jour! C’est précisément avec lui que je désirerais causer; mais il est en grande conversation, je vois, avec notre jeune révolutionnaire.
– Blaireau, dit Guilloche, a bien voulu me choisir comme avocat.
– Dites plutôt que c’est vous qui l’avez choisi comme client.
– C’est la même chose, concilia Blaireau.
– J’ai lu votre article de ce matin, mon cher Guilloche. Il est charmant… et d’une bonne foi!
– Alors vous vous imaginiez, monsieur le maire, que cela allait se passer comme ça! qu’on pourrait emprisonner un innocent pendant des années…
– Trois mois, s’il vous plaît.
– … Et que l’opinion publique ne protesterait pas!
– L’opinion publique se fiche pas mal de Blaireau.
– On a renversé des gouvernements pour moins que cela, monsieur le maire!
– Ces temps-là sont passés, monsieur l’avocat!
– Peut-être pas tant que vous le croyez… Me ferez-vous l’honneur, monsieur Dubenoît, d’assister à la conférence que je fais demain à la Brasserie de l’Avenir?
– Sur quel sujet?
– L’Erreur judiciaire en France depuis le chêne de Saint Louis jusqu’à nos jours.
– Je ne vous promets pas d’y assister en personne, mais dans tous les cas, j’y enverrai un garçon de la mairie.