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– Tout à fait bien… Rien d’étonnant à ce que vous ne me remettiez pas, monsieur le président, car le jour où vous avez eu l’honneur… je n’étais pas si bien habillé.

– En effet, je ne me souviens pas exactement du costume que vous portiez, mais je crois me rappeler que vous n’étiez pas en habit noir.

– Ni en cravate blanche, mais voilà! Un jour on est en blouse, traité comme le dernier des derniers. Trois mois après, on est en cravate blanche et habit noir et tout le monde vous appelle Monsieur Blaireau, gros comme le bras.

– C’est la vie!… Et à qui devez-vous tout cela, cher monsieur Blaireau? À moi.

– À vous, mon président?

– Bien sûr, à moi. Car, enfin, si vous n’aviez pas été jugé coupable d’abord, vous n’auriez pas été reconnu innocent ensuite, et personne ne s’occuperait de vous.

– C’est pourtant vrai.

– Aussi, mon cher monsieur Blaireau, me suis-je cru en droit d’entrer ici sans payer.

– Vous avez bien fait, monsieur le président.

– Allons, je vois que vous ne m’avez pas gardé rancune de ce petit malentendu.

– Moi, vous garder rancune! Et de quoi donc?… vous m’avez trouvé coupable, parce que vous êtes juge… Une supposition que vous auriez été avocat, vous m’auriez trouvé innocent… Chacun sa spécialité!

– C’est un plaisir mon cher monsieur Blaireau, d’entendre raisonner un homme avec tant de bon sens.

– Et la preuve, mon président, que je ne vous ai pas gardé rancune, c’est que nous allons trinquer ensemble.

– Volontiers.

– Mademoiselle, deux verres de champagne.

– Voici, monsieur Blaireau.

Blaireau élève son verre et proclame:

– À la justice!

M. Lerechigneux a le même geste et répond:

– À l’innocence!…

Ils choquent leur verre.

– Et maintenant, cher monsieur Blaireau, je vais vous quitter pour prendre part à cette fête donnée en votre honneur

– En mon honneur et à mon profit, monsieur le président. Amusez-vous bien, et surtout faites marcher les affaires.

CHAPITRE XXIX

Dans lequel les choses commencent à se gâter entre Blaireau et son ex-accusateur, le garde champêtre Parju (rade).

M. Dubenoît avait prévenu son garde champêtre:

– Votre mission est des plus délicates, mon vieux Parju.

– Oui, monsieur le maire!

– Il est possible, il est même probable, qu’au cours de cette fête, Blaireau vous lance quelques brocards.

– Des… quoi, s’il vous plaît, monsieur le maire?

– Des brocards, c’est-à-dire des plaisanteries de mauvais goût, des railleries, des offenses.

– Bien, monsieur le maire.

– Vous ne lui répondrez rien, rien, rien! C’est bien entendu?

– C’est bien entendu, monsieur le maire.

– Pas un mot.

– Oui, monsieur le maire.

– Pas même un geste.

– Oui, monsieur le maire.

– Seulement, à la moindre incartade de ce citoyen, vous viendrez me prévenir.

– Oui, monsieur le maire.

Parju se résuma à lui-même la consigne, sous cette forme que lui eût enviée Tacite: «Ni mot, ni geste», et attendit les événements.

Les événements ne se firent pas longtemps attendre.

Très fier d’avoir trinqué avec M. le président, Blaireau ne résista pas au plaisir d’en triompher aux yeux de Parju qui, de loin, avait vu la scène.

Sans quitter le bar, il interpella l’humble fonctionnaire.

– Eh bien, mon vieux camarade, qu’est-ce que tu dis de ça?

Parju ne broncha pas.

– Tu vois avec qui j’ai trinqué. Avec M. le président du tribunal de Montpaillard. C’est-il toi qui trinquerais avec le président d’un tribunal? Hein, gros malin!

Parju ne broncha pas.

– Toi, tu ne serais même pas fichu de trinquer avec le greffier de la justice de paix.

Parju ne broncha pas.

Blaireau hésita un instant entre deux partis: se mettre en colère contre l’entêté ou prendre pitié de l’imbécile.

Le parti de la générosité l’emporta.

– Allons, vieux frère, je ne t’en veux pas… viens trinquer avec moi, sans cérémonie.

Parju ne broncha pas.

– Mademoiselle, deux verres de champagne, s’il vous plaît… À la tienne, Parju!

Parju ne broncha pas.

– Tu ne veux pas trinquer?… Eh bien, à la tienne, tout de même.

Et Blaireau vida les deux verres en murmurant:

– Andouille, va!

Puis il ajouta:

– C’est à se demander si le gouvernement n’est pas fou d’avoir des gardes champêtres de ce calibre-là!

CHAPITRE XXX

Dans lequel, ou plutôt, à la fin duquel la pure mémoire d’Agrippa d’Aubigné sera légèrement ternie, mais fort peu, en somme.

– Tiens, mais je vous reconnais, vous! fit Blaireau au monsieur mince qui s’avançait d’un air fortement navré.

Jules Fléchard, car c’était lui, fouilla dans tous les tiroirs de ses souvenirs, mais en vain: il ne reconnaissait pas, lui, son interpellateur.

– Est-ce pas vous, continua ce dernier qui vouliez, à toute force, entrer dans la prison, juste au moment où moi je voulais en sortir?

– Monsieur Blaireau, sans doute?

– Lui-même, en personne.

– Enchanté de faire votre connaissance.

– Moi aussi je suis enchanté, mais, soit dit sans reproche, vous auriez pu la faire beaucoup plus tôt, ma connaissance. La chose ne vous aurait pas été bien difficile. vous saviez où me trouver Il prit un air suprêmement ironique.

– Je n’ai pour ainsi dire pas bougé depuis trois mois.

– Je préférais attendre.

– Attendre quoi?

– Le beau temps.

– Drôle d’idée!… Enfin, chacun son goût. Un verre de champagne avec moi, sans cérémonie, mon vieux… comment, déjà?

– Fléchard… Jules Fléchard…

– … Mon vieux Fléchard, pour vous montrer que je ne vous en veux pas; je ne sais ce que j’ai aujourd’hui, je n’en veux à personne, pas même à ce vieux serin de garde champêtre. Hé, Parju!

Parju ne broncha pas.

Fléchard allait poliment accepter la gracieuse invitation de Blaireau quand, tout pâle, il aperçut Arabella de Chaville qui venait à lui.

– Mademoiselle!

– Monsieur Fléchard! (Bas) Jules!

– (Bas) Arabella!… Quelle détresse est la mienne! Hier encore, j’ai fait une démarche suprême au Parquet; ces misérables se refusent à m’incarcérer… Soyez sûre, ma chère amie, que, depuis une semaine, j’ai fait infiniment plus d’efforts pour entrer en prison qu’il ne m’en eût fallu pour m’évader.