Quelquefois, M. Bluette le priait d’aller lui pêcher quelques goujons ou autres dans la petite rivière qui coule au bas du jardin directorial.
Dire que Blaireau n’eut jamais l’idée de prendre le passe-partout des champs serait mentir mais, âme loyale, il sut ne point mésuser de la confiance témoignée et, régulièrement, on les voyait rentrer, sa matelote ou friture et lui, à l’heure dite.
Ainsi s’écoula le trimestre, fort peu cellulaire, en somme, de Blaireau.
C’est le matin, notre captif se lève, le cœur tout à la joie.
Le jour que voici, c’est son dernier jour de geôle: ce soir il se couchera au grand soleil de la liberté, si j’ose nous exprimer ainsi.
Blaireau rayonne…
Hélas! Blaireau, il était dit que ton rude calvaire n’était point gravi jusqu’à son faîte!
CHAPITRE VII
Revenons, s’il vous plaît, mesdames et messieurs qui me faites l’honneur de me lire, revenons chez les Chaville, dans ce parc au sein duquel s’élabora le début de ce récit.
Maintenant il est 5 heures, le mercure du thermomètre a regagné un étiage plus raisonnable.
Pendant que la famille de Chaville et leurs invités devisent de choses et d’autres, Mlle Arabella rejoint son professeur de gymnastique, M. Jules Fléchard, qui l’attend depuis quelques minutes.
– Bonjour monsieur Fléchard.
– Mademoiselle Arabella, j’ai le grand honneur de vous saluer.
– Je vous demande pardon de vous avoir fait revenir, monsieur Fléchard. Nous avions du monde…
– Je sais, mademoiselle, mais peu importe. L’essentiel, c’est que je suis revenu. J’ai cru un instant que vous ne prendriez pas votre leçon aujourd’hui et j’en étais profondément navré.
– Vous vous navrez pour peu, monsieur Fléchard. Une leçon perdue n’est pas une grande affaire.
– Pardon, mademoiselle, pour moi, c’est une grande affaire.
– Je ne vois pas en quoi, puisque vous êtes payé au mois.
– Ah! mademoiselle!
Et portant ses deux mains au cœur, Fléchard chancela comme s’il avait reçu un grand coup d’estocade en pleine poitrine.
– Quoi? Qu’avez-vous? fait Arabella inquiète.
– Il y a, mademoiselle, que vous venez de me faire bien du mal.
– Moi?
– Oui, vous, mademoiselle. vous venez de me causer un des plus grands chagrins de ma vie!
– Mais enfin, monsieur Fléchard, expliquez-vous!
Jules Fléchard semblait s’être ressaisi:
– Ce n’est pas la peine, mademoiselle. Ne parlons plus de cela, s’il vous plaît, et travaillons.
– Monsieur Fléchard, vous allez me dire ce que vous avez aujourd’hui. vous êtes tout drôle!
– Non, mademoiselle, je ne suis pas drôle, vous vous trompez, et je n’ai rien du tout. (D’un ton amer) D’ailleurs, ai-je le droit d’avoir quelque chose? Je suis payé au mois!
Arabella était désolée; assurément elle avait vexé le pauvre garçon.
– Mon cher monsieur Fléchard, soyez bien certain que je n’ai pas dit cela pour vous offenser.
– Offenser! Est-ce qu’on peut offenser un homme qui est payé au mois!
«J’ai la plus grande estime pour vous, et je ne me consolerais pas de vous avoir fait de la peine.
– Au mois! Payé au mois!
– Mais quel déshonneur monsieur Fléchard, y a-t-il donc à être payé au mois? Les ambassadeurs aussi sont payés au mois.
– Avec cette différence, mademoiselle, qu’ils sont payés beaucoup plus cher.
– Hé, qu’importent les appointements! Toutes les places se valent quand elles sont occupées par des hommes distingués, intelligents… comme vous, monsieur Fléchard.
– Vous dites cela, mademoiselle, et je vous remercie.
«N’empêche que vous accepteriez d’un ambassadeur des choses que vous ne supporteriez pas d’un professeur de gymnastique.
– N’en croyez rien! Je ne suis pas une de ces femmes à préjugés.
– Oh! oh!
– Je vous l’affirme, monsieur Fléchard, et (d’un ton mystérieux) peut-être s’en apercevra-t-on bientôt.
– Tenez, mademoiselle, je vais vous faire une supposition, une petite supposition de rien du tout, si vous le permettez.
– Je vous le permets.
– Supposez qu’un homme, dans une position inférieure (car vous avez beau dire, il y a des positions inférieures), supposez que cet homme ose se permettre de lever les yeux sur une femme… comme vous, mademoiselle.
– Eh bien?
– Supposons qu’il se permette… de l’aimer! C’est alors qu’il y en aura une, de différence, entre lui et l’ambassadeur!
– Aucune, en ce qui me concerne. Moi, d’abord, je n’aimerai jamais qu’un homme romanesque comme moi, capable d’actions héroïques et dangereuses, un homme différent des autres, en un mot! Cet homme-là, qu’il soit ambassadeur ou professeur de gymnastique, je serai sa femme!
Ils étaient beaux à voir tous les deux, la demoiselle mûre frémissant d’une noble exaltation, le professeur de gymnastique avec, dans les yeux, la flamme, qui sait? de l’espoir suprême!
Fléchard reprit:
– Alors, mademoiselle, vous aimeriez un homme qui aurait risqué la prison pour vous, qui aurait risqué le déshonneur?
– Tout de suite!
– Un homme qui, pour vous, aurait failli tuer quelqu’un?
Un voile de tristesse passa sur le front d’Arabella.
– Ah! taisez-vous, monsieur Fléchard, vous me rappelez ce malheureux qui, pour me voir une seconde à la fenêtre de ma chambre, a presque assommé le garde champêtre, et qui gémit dans un cachot… jusqu’à demain.
– Blaireau! vous voulez parler de Blaireau?
– Sans doute.
– Et vous supposez que c’est pour vous voir que ce Blaireau se disposait à escalader le mur du parc?
– Évidemment… À l’audience, on a dit qu’il venait voler des poules. Mais moi, je sais, je sais tout!
– Et alors?
– Alors… rien… je me suis contentée d’adoucir sa captivité en lui envoyant quelques petites douceurs, des confitures.