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Mais tout le monde avait remarqué la singularité de ses habitudes. Ses constantes expéditions au-dehors donnaient à ses allures des apparences mystérieuses et excentriques. Jamais on ne vit jeune débauché plus désordonné, plus irrégulier que ce vieillard. Il rentrait ou ne rentrait pas pour ses repas, mangeait n’importe quoi à n’importe quel moment. Il sortait à toute heure de jour et de nuit, découchait souvent et disparaissait des semaines entières. Puis il recevait d’étranges visites: on voyait sonner à sa porte des drôles à tournure suspecte et des hommes de mauvaise mine.

Cette vie décousue l’avait quelque peu déconsidéré. On croyait voir en lui un affreux libertin dépensant ses revenus à courir le guilledou. On disait: «N’est-ce pas une honte, un homme de cet âge!» Il savait ces cancans et en riait. Cela n’empêchait pas plusieurs locataires de rechercher sa société et de lui faire la cour. On l’invitait à dîner; il refusait presque toujours.

Il ne voyait guère qu’une personne de la maison, mais alors dans la plus grande intimité, si bien qu’il était chez elle plus souvent que chez lui. C’était une femme veuve qui, depuis plus de quinze ans, occupait un appartement au troisième étage: Mme Gerdy. Elle demeurait avec son fils Noël qu’elle adorait.

Noël était un homme de trente-trois ans, plus vieux en apparence que son âge. Grand, bien fait, il avait une physionomie noble et intelligente, de grands yeux noirs et des cheveux noirs qui bouclaient naturellement. Avocat, il passait pour avoir un grand talent, et s’était déjà acquis une certaine notoriété. C’était un travailleur obstiné, froid et méditatif, passionné cependant pour sa profession, affichant avec un peu d’ostentation peut-être une grande rigidité de principes et des mœurs austères.

Chez Mme Gerdy, le père Tabaret se croyait en famille. Il la regardait comme une parente et considérait Noël comme son fils. Souvent il avait eu la pensée de demander la main de cette veuve, charmante malgré ses cinquante ans; il avait toujours été retenu moins par la peur d’un refus cependant probable, que par la crainte des conséquences. Faisant sa demande et repoussé, il voyait rompues des relations délicieuses pour lui. En attendant, il avait, par un bel et bon testament, déposé chez son notaire, institué pour son légataire universel le jeune avocat, à la seule condition de fonder un prix annuel de deux mille francs destiné à l’agent de police ayant «tiré au clair» l’affaire la plus embrouillée.

Si rapprochée que fût sa maison, le père Tabaret mit plus d’un gros quart d’heure à y arriver. En quittant le juge, il avait repris le cours de ses méditations, de sorte qu’il allait dans la rue poussé de droite et de gauche par les passants affairés, avançant d’un pas, reculant de deux.

Il se répétait pour la cinquième fois les paroles de la veuve Lerouge rapportées par la laitière: «Si je voulais davantage, je l’aurais.»

– Tout est là, murmura-t-il. La veuve Lerouge possédait quelque secret important que des gens riches et haut placés avaient le plus puissant intérêt à cacher. Elle les tenait, c’était là sa fortune. Elle les faisait chanter; elle aura abusé; ils l’ont supprimée. Mais de quelle nature était ce secret, et comment le possédait-elle? Elle a dû, dans sa jeunesse, servir dans quelque grande maison. Là, elle aura vu, entendu, surpris quelque chose. Quoi? Évidemment il y a une femme là-dessous. Aurait-elle servi les amours de sa maîtresse? Pourquoi non? En ce cas, l’affaire se complique. Ce n’est plus seulement la femme qu’il s’agit de retrouver, il faut encore découvrir l’amant; car c’est l’amant qui a fait le coup. Ce doit être, si je ne m’abuse, quelque noble personnage. Un bourgeois aurait payé des assassins. Celui-ci n’a pas reculé, il a frappé lui-même, évitant ainsi les indiscrétions ou la bêtise d’un complice. Et c’est un fier mâtin, plein d’audace et de sang-froid, car le crime a été admirablement accompli.

» Le gaillard n’avait rien laissé traîner de nature à le compromettre sérieusement. Sans moi, Gévrol, croyant à un vol, n’y voyait que du feu. Par bonheur j’étais là!… Mais non! continua le bonhomme, ce ne peut être encore cela. Il faut qu’il y ait pis qu’une histoire d’amour. Un adultère! le temps l’efface…

Le père Tabaret entrait sous le porche de sa maison. Le portier, assis près de la fenêtre de sa loge, l’aperçut à la lumière du bec de gaz.

– Tiens, dit-il, voilà le propriétaire qui rentre…

– Il paraît, remarqua la portière, que sa princesse n’aura pas voulu de lui ce soir; il a l’air encore plus chose qu’à l’ordinaire.

– Si ce n’est pas indécent! opina le portier; aussi est-il assez décati! Ses belles le mettent dans un joli état! Un de ces matins, il faudra le conduire dans une maison de santé avec la camisole de force!…

– Regarde-le donc, interrompit la portière; regarde-le donc au milieu de la cour! Le bonhomme s’était arrêté à l’extrémité du porche; il avait ôté son chapeau, et tout en se parlant il gesticulait. Non, se disait-il, je ne tiens pas encore l’affaire; je brûle… mais je n’y suis pas.

Il monta l’escalier et sonna à sa porte, oubliant qu’il avait son passe-partout dans sa poche. Sa gouvernante vint ouvrir.

– Comment! c’est vous, monsieur, à cette heure!…

– Hein! quoi? demanda le bonhomme.

– Je dis, répliqua la domestique, qu’il est huit heures et demie passées. Je croyais que vous ne rentreriez pas ce soir. Avez-vous seulement dîné?

– Non, pas encore.

– Allons! heureusement que j’ai tenu le dîner au chaud; vous pouvez vous mettre à table.

Le père Tabaret s’assit, se servit de la soupe; mais, enfourchant de nouveau son dada, il ne songea plus à manger et resta comme en arrêt devant une idée, sa cuillère en l’air.

Il devient toqué, pensa Manette; regardez-moi cet air abruti! Si ça a du bon sens de mener une vie pareille! Elle lui frappa sur l’épaule en criant à son oreille comme s’il eût été sourd:

– Vous ne mangez donc pas? Vous n’avez donc pas faim?

– Si, si, balbutia-t-il, cherchant machinalement à se débarrasser de cette voix qui bourdonnait à son oreille, j’ai appétit, car depuis ce matin j’ai été obligé…

Il s’interrompit, restant béant, l’œil perdu dans le vague.

– Vous étiez obligé?… répéta Manette.

– Tonnerre! s’écria-t-il en levant vers le plafond ses poings fermés, sacré tonnerre! j’y suis!…

Son mouvement fut si brusque et si violent que la gouvernante eut un peu peur et se recula jusqu’au fond de la salle à manger, près de la porte.

– Oui! continua-t-il, c’est certain, il y a un enfant!

Manette se rapprocha vivement.

– Un enfant? interrogea-t-elle.

Mais le bonhomme s’aperçut que sa servante l’épiait.

– Ah çà! lui dit-il d’un ton furieux, que faites-vous là! Qui vous rend hardie à ce point de venir ramasser les paroles qui m’échappent! Faites-moi donc le plaisir de vous retirer dans votre cuisine et de ne pas reparaître avant que j’appelle!

Il devient enragé, pensa Manette en disparaissant au plus vite.

Le père Tabaret s’était rassis. Il avalait à larges cuillerées un potage complètement froid.