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Comment, se disait-il, n’avais-je pas songé à cela? Pauvre humanité! Mon esprit vieillit et se fatigue. C’est pourtant clair comme le jour… Les circonstances tombent sous le sens…

Il frappa sur le timbre placé devant lui; la servante reparut.

– Le rôti! demanda-t-il, et laissez-moi seul. Oui! continuait-il en découpant furieusement un gigot de pré-salé, oui, il y a un enfant, et voici l’histoire: la veuve Lerouge est au service d’une grande dame très riche. Le mari, un marin probablement, part pour un voyage lointain. La femme, qui a un amant, se trouve enceinte. Elle se confie à la veuve Lerouge et, grâce à elle, parvient à accoucher clandestinement.

Il sonna de nouveau.

– Manette! le dessert et sortez! Certes, un tel maître n’était pas digne d’un tel cordon bleu. Il eût été bien embarrassé de dire ce qu’on lui avait servi à son dîner et même ce qu’il mangeait en ce moment; c’était de la compote de poires.

– Mais l’enfant! murmurait-il; l’enfant, qu’est-il devenu? L’aurait-on tué? Non, car la veuve Lerouge, complice d’un infanticide, n’était presque plus redoutable. L’amant a voulu qu’il vécût; et on l’a confié à notre veuve, qui l’a élevé. On a pu lui retirer l’enfant, mais non les preuves de sa naissance et de son existence. Voilà le joint. Le père, c’est l’homme à la belle voiture; la mère n’est autre que la femme qui venait avec un beau jeune homme. Je crois bien que la chère dame ne manquait de rien! Il y a des secrets qui valent une ferme en Brie. Deux personnes à faire chanter. Il est vrai que, ne se refusant pas un amant, sa dépense devait augmenter tous les ans. Pauvre humanité! le cœur a ses besoins. Elle a trop appuyé sur la chanterelle [1], et l’a cassée. Elle a menacé, on a eu peur, et on s’est dit: finissons-en! Mais qui s’est chargé de la commission? Le papa? Non. Il est trop vieux. Parbleu! c’est le fils. Il a voulu sauver sa mère, le joli garçon. Il a refroidi la veuve et brûlé les preuves.

Manette, pendant ce temps, l’oreille à la serrure, écoutait de toute son âme. De temps à autre, elle récoltait un mot, un juron, le bruit d’un coup frappé sur la table, mais c’était tout.

Bien sûr, pensa-t-elle, ce sont ses femmes qui lui trottent par la tête. Elles auront voulu lui faire accroire qu’il est papa.

Elle était si bien sur le gril que, n’y tenant plus, elle se hasarda à entrebâiller la porte.

– Monsieur a demandé son café? fit-elle timidement.

– Non, mais donnez-le-moi, répondit le père Tabaret. Il voulut l’avaler d’un trait et s’échauda si bien que la douleur le ramena subitement au sentiment le plus exact de la réalité.

– Tonnerre, grogna-t-il, c’est chaud! Diable d’affaire! Elle me met aux champs. On a raison là-bas, je me passionne trop. Mais qui donc d’entre eux aurait, par la seule force de la logique, rétabli l’histoire en son entier? Ce n’est pas Gévrol, le pauvre homme! Sera-t-il assez humilié, assez vexé, assez roulé! Si j’allais trouver monsieur Daburon? Non, pas encore… La nuit m’est nécessaire pour creuser certaines particularités, pour coordonner mes idées. C’est que, d’un autre côté, si je reste ici, seul, toute cette histoire va me mettre le sang en mouvement, et comme cela, après avoir beaucoup mangé, je suis capable d’attraper une indigestion. Ma foi! je vais aller m’informer de madame Gerdy; elle était souffrante ces jours passés, je causerai avec Noël, et cela me dissipera un peu.

Il se leva, passa son pardessus et prit son chapeau et sa canne.

– Monsieur sort? demanda Manette.

– Oui.

– Monsieur rentrera-t-il tard?

– C’est possible.

– Mais monsieur rentrera?

– Je n’en sais rien. Une minute plus tard le père Tabaret sonnait à la porte de ses amis.

L’intérieur de Mme Gerdy était des plus honorables. Elle possédait l’aisance, et le cabinet de Noël, déjà très occupé, changeait cette aisance en fortune. Mme Gerdy vivait très retirée, et à l’exception des amis que Noël invitait parfois à dîner, recevait très peu de monde. Depuis plus de quinze ans que le père Tabaret venait familièrement dans la maison, il n’y avait rencontré que le curé de la paroisse, un vieux professeur de Noël et le frère de Mme Gerdy, colonel en retraite.

Quand ces trois visiteurs se trouvaient réunis, ce qui arrivait rarement, on jouait au boston. Les autres soirs, on faisait une partie de piquet ou d’impériale. Noël ne restait guère au salon. Il s’enfermait après le dîner dans son cabinet, indépendant ainsi que sa chambre de l’appartement de sa mère, et se plongeait dans les dossiers. On savait qu’il travaillait très avant dans la nuit. Souvent l’hiver sa lampe ne s’éteignait qu’au petit jour.

La mère et le fils ne vivaient absolument que l’un pour l’autre. Tous ceux qui les connaissaient se plaisaient à le répéter.

On aimait, on honorait Noël pour les soins qu’il donnait à sa mère, pour son absolu dévouement filial, pour les sacrifices que, supposait-on, il s’imposait en vivant, à son âge, comme un vieillard. On se plaisait dans la maison à opposer la conduite de ce jeune homme si grave à celle du père Tabaret, cet incorrigible roquentin [2], ce galantin à perruque.

Quant à Mme Gerdy, elle ne voyait que son fils en ce monde. Son amour à la longue était devenu comme un culte. En Noël, elle pensait reconnaître toutes les perfections, toutes les beautés physiques et morales. Il lui paraissait d’une essence pour ainsi dire supérieure à celle des autres créatures de Dieu. Parlait-il?… elle se taisait et écoutait. Un mot de lui était un ordre. Ses avis, elle les recevait comme des décrets de la Providence même. Soigner son fils, étudier ses goûts, deviner ses désirs, l’entretenir dans une tiède atmosphère de tendresse, telle était son existence. Elle était mère.

– Madame Gerdy est-elle visible? demanda le père Tabaret à la bonne qui lui ouvrit.

Et, sans attendre la réponse, il entra comme chez lui en homme sûr que sa présence ne saurait être importune et doit être agréable.

Une seule bougie éclairait le salon et il n’était pas dans son ordre accoutumé. Le guéridon à dessus de marbre, toujours placé au milieu de la pièce, avait été roulé dans un coin. Le grand fauteuil de Mme Gerdy se trouvait près de la fenêtre. Un journal déplié était tombé sur le tapis.

Le volontaire de la police vit tout cela d’un coup d’œil.

– Serait-il arrivé quelque accident? demanda-t-il à la bonne.

– Ne m’en parlez pas, monsieur, nous venons d’avoir une peur… oh! mais une peur…

– Qu’est-ce? dites vite?…

– Vous savez que madame est très souffrante depuis un mois… Elle ne mange pour ainsi dire plus. Ce matin même, elle m’avait dit…

– Bien! bien! mais ce soir?

– Après son dîner, madame est venue au salon comme à l’ordinaire. Elle s’est assise et a pris un des journaux de monsieur Noël. À peine a-t-elle eu commencé à lire, qu’elle a poussé un grand cri, un cri horrible. Nous sommes accourus; madame était tombée sur le tapis, comme morte. Monsieur Noël l’a prise dans ses bras et l’a portée dans sa chambre. Je voulais aller chercher le médecin; monsieur m’a dit que ce n’était pas la peine, qu’il savait ce que c’était.

– Et comment va-t-elle, maintenant?